Des réserves sous réserve
Voir aussi présentation de la thèse 2011 - 28 avril - « Des réserves sous réserve ». Acceptation sociale des Aires Marines Protégées - L’exemple de la région sud-ouest de l’océan Indien"
Thèse THOMASSIN réserve réserves aires marines protégées
Document pdf en fin de fiche
UNIVERSITE DE LA REUNION
Ecole doctorale Lettres et sciences humaines, Droit, Economie, Gestion, Sciences politiques
UMR ESPACE-DEV - IRD
Thèse de doctorat en Géographie
« Des réserves sous réserve »
Acceptation sociale des Aires Marines Protégées
- L’exemple de la région sud-ouest de l’océan Indien -
Présentée et soutenue publiquement à Paris, le 28 Mars 2011, par
Aurélie THOMASSIN
Sous la direction de M. Gilbert DAVID, Directeur de recherche – IRD
et la co-direction de M. Marc ROBIN, Professeur de Géographie – Université de Nantes
Composition du jury
DECOUDRAS Pierre-Marie Professeur de Géographie - Université de La Réunion
FERRARIS Jocelyne Directeur de recherche - IRD
BRIGAND Louis Professeur de Géographie - Université de Bretagne Occidentale
DAVID Gilbert Directeur de recherche - IRD
ROBIN Marc Professeur de Géographie - Université de Nantes
TESSIER Emmanuel Directeur du GIP-RNMR
LAROUSSINIE Olivier Directeur de l’AAMP
GABRIE Catherine Comité National IFRECOR
Crédit photographique de la page de couverture (frise, de gauche à droite) :
Port de Saint-Leu, A. Lemahieu
Plongée avec un poisson Empereur, J-M Langlois
Pêche aux capucins, B. Cauvin
Fréquentation balnéaire sur la plage de Boucan Canot, A. Lemahieu
Kite-surf à Trou d’eau, A. Thomassin
Plongée avec une raie, J-M Langlois
Filet de pêche, A. Thomassin
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Remerciements
Mes premiers remerciements vont, tout naturellement, à Gilbert DAVID, mon directeur, sans
lequel toute cette aventure n’aurait pas été possible. Voilà 8 ans que nous travaillons ensemble et je
réalise aujourd’hui combien il m’a appris au niveau scientifique comme humain. Depuis mon stage de
DESS à l’IRD d’Orléans en 2003, jusqu’à la thèse, en passant par le VCAT à La Réunion, nos
nombreux échanges ont nourri mes réflexions scientifiques et n’ont cessé d’influencer l’orientation
de mes recherches. Je reste admirative devant l’originalité, la pertinence et le caractère visionnaire de
ses idées. Ses grandes qualités humaines en font un partenaire de confiance avec qui j’espère
sincèrement continuer à collaborer. Une dédicace spéciale pour « le pauvrepoint des pokens à
Vachtinton » (comprendre « le powerpoint des anglais à Washington »)…
Je remercie également mon co-directeur Marc ROBIN, ainsi que l’ensemble des membres de
mon jury d’avoir pris le temps de me lire et d’avoir fait preuve de patience durant les tergiversations
concernant la date de soutenance.
Un grand merci à l’équipe de la représentation de l’IRD à La Réunion, tout particulièrement à
Alain, Françoise et Florence qui n’ont eu de cesse de faciliter les démarches administratives relatives
aux missions, déplacement, et financements. Leur aide et leur disponibilité furent précieuses, tout
comme leur « café VIP » en salle de réunion !
J’en profite pour remercier tous mes collègues de l’IRD qui m’ont accompagné et entouré tout le
long de ce parcours, en particulier ceux du Moufia. Je pense notamment à Pascale Metzger avec qui
les « pauses clopes » devenaient de passionnants brainstorming, Marco et Pascal les acolytes
polyglottes des DCP, Plume et ses yeux pétillants de douceur et d’altruisme, Gwen pour son aide et
son soutien et Erwann le seul motard que je connaisse qui transporte sa planche de surf sur sa 125.
1000 pensées pleines de courage et d’amitié sont adressées à mes collègues doctorants avec
lesquels nous avons partagé les bons comme les mauvais moments de la thèse. Kamardine et Anita,
lâchez pas ! Vous êtes les suivants !
Je n’oublie pas non plus les stagiaires qui ont largement contribué à la réalisation de ce travail. Je
pense notamment à Yasmina, Leïla, Julie et Martin. L’encadrement de leur travail a été une
expérience humaine et professionnelle très formatrice. Encore merci pour votre aide.
Je tiens également à remercier les nombreux acteurs avec qui j’ai eu l’opportunité de collaborer,
à La Réunion, durant ma thèse. A la Direction Régionale de l’Environnement, je remercie Lionel
Gardes et Anne Nicolas pour leur confiance. Un énorme merci à l’équipe du GIP-RNMR et
notamment à Emmanuel Tessier, Karine Pothin et Bruce Cauvin pour leur aide, leur engagement et
leur amitié. Merci aussi à Didier Ah-Nième qui a su me guider durant mes enquêtes de terrain auprès
des pêcheurs traditionnels. Son expertise en tant que sociologue confrontée à ma vision de
géographe, a donné lieu à des échanges d’une grande richesse. Je remercie enfin, Claire Bissery, biostatisticienne de Pareto, grâce à laquelle les typologies statistiques sont devenues simples et
passionnantes.
Toute ma gratitude va aux nombreuses personnes que j’ai eu la chance de rencontrer lors de
mon travail de terrain. Je pense notamment à la petite centaine de pêcheurs réunionnais qui ont pris
le temps de me raconter leur histoire et d’échanger avec moi, malgré un climat tendu. Un grand
merci à Anne Lieutaud et Alain Barcelo d’avoir accepté de répondre à mes nombreuses questions sur
l’histoire de la mise en place de la RNM.
Comme à La Réunion, mon travail à Mohéli (Comores) a été grandement facilité par plusieurs
personnes qui ont pris le temps de me rencontrer : M. Faissoili Ben Mohadji, directeur de
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l’agriculture et de l’environnement à Mohéli, M. Kamar Boinali, ancien Conservateur du PMM, M.
Salim Djabir, chercheur autodidacte en sociologie et en anthropologie, M. Damir Ben Ali,
anthropologue, ancien président de l’Université des Comores et ancien directeur du CNDRS, mais
aussi Habibou, Fouad, Bush, etc.
Un grand merci aussi à tous les habitants, pêcheurs ou non, des 10 villages du PMM qui ont pris
le temps de répondre à mes questions.
Mes remerciements concernant les Comores seraient incomplets si j’oubliais de mentionner la
gentillesse de l’accueil de Yakina et sa famille en Grande Comore, ainsi que celle de l’équipe du
Lakalodge de Nioumachoa.
Enfin, un merci tout spécial à François le Bwana Nafassy de Nioumachoa pour son aide, son
amitié et son esprit libre, à Mahamoud pour les parties de volley et de rigolade et à Salim pour son
dévouement et son rôle d’interprète durant mes enquêtes de terrain.
A vous trois, mouni manqué soifi !
A vous tous, Marahaba mengui !
S’il est vrai que la thèse reste un exercice solitaire, je dois à l’entourage sans faille de mes amis
une grande partie de l’accomplissement de ce travail.
Juju, Agnès, comment trouver les mots justes pour vous dire l’importance du rôle que vous avez
eu pour que j’arrive au bout. Vous avez été mes petits rayons de soleil durant les périodes de
découragement (e.g. soirée Deschiennes improvisée sous l’escalier de chez Juju), mes bouffées
d’oxygène lorsque j’arrivai à saturation (e.g. WE à Mafate en Juillet 2009), des piliers solides et
rassurants pour surmonter certains évènements personnels… Rien que d’y penser j’en ai les larmes
aux yeux. Merci du fond du coeur à vous deux. Ma Juju, à toi de jouer ! Tu peux compter sur moi, je
ne vais pas te lâcher… Agnès, croque la vie à pleine dents et éclate toi dans ton boulot et dans ta vie
perso ! Toi aussi tu pourras toujours compter sur moi…
Je pense également à tous mes amis de La Réunion grâce auxquels on arrive vite à oublier la
thèse : Manu, Cécile*2, Théo, Pat, Marie, Gaël, Karine, Lionel, Claire, Fabien et tous les autres…
Je pense bien sûr à mes amis d’enfance, restés à Paris, avec lesquels la distance ne joue pas mais
le manque est toujours là : Elo, David, Flo, Corentin, Anne-Hélène, Cécile… à ceux qui sont plus loin
mais tout aussi importants : Nico, Cam… et à tous ceux qui sont venus se greffer avec le temps et
qui comptent tout autant : Selma, Charly, Perrine, Valentine, Aurélie… Une spéciale dédicace aux
nouveaux venus, j’ai nommé Antoine et le futur p’ti Déon !
Un immense merci rempli d’amour à Hakim qui, après 7 ans, a eu la merveilleuse idée de revenir
dans ma vie. Grâce à toi, la fin de ma thèse fut plus douce que prévue. Merci pour ton soutien sans
faille. Merci pour la confiance que tu m’as donnée. Merci de partager ma vie et désormais ma vie,
avec toi, sans thèse ! Je tiens d’ailleurs à remercier M. Skype qui a joué un rôle sacrément important
dans notre relation mais, promis, c’est fini !
Pour finir, toute ma gratitude et mon amour vont à mes parents et à mes deux frères.
A mon père, pour m’avoir donné le goût du voyage et des défis.
A ma mère, pour avoir consciencieusement relu chaque ligne de ma thèse.
A mes frères chéris, pour tous les fous rires partagés et à venir.
A vous quatre, pour cette complicité si belle et si importante que je partage avec chacun de vous.
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Préambule
Difficile de témoigner sur l’expérience de la thèse alors qu’elle s’achève à peine…
S’il mériterait sans doute un peu plus de recul, cet exercice me tient pourtant à coeur, tant la vie
et les motivations d’un « thésard » demeurent souvent obscures et incompréhensibles pour les
personnes qui nous entourent. Voilà donc, en vrac, quelques réflexions et leçons apprises au cours
de ces 4 ans de thèse.
Décider de se lancer dans l’aventure…
De 2004 à 2006, un contrat de 2 ans en tant que Volontaire Civil à l’Aide Technique (VCAT) à
l’IRD de La Réunion m’a permis de découvrir la thématique des Aires Marines Protégées, notamment
par le biais des projets Aide à la Gestion Intégrée du Littoral (AGIL) et Appui à la mise en place de
réserves marines pour le développement durable des littoraux du sud-ouest de Madagascar. Le désir de
poursuivre mon apprentissage dans ce domaine m’a encouragé à déposer une demande d’allocation
doctorale auprès de la Région Réunion, sans pour autant être persuadée d’avoir réellement les
capacités et l’envie de réaliser une thèse.
Décider de se lancer dans l’aventure ne fut pas simple. Les témoignages de mes amis et collègues
n’étaient pas très encourageants : « ça n’en finit pas », « tu mets ta vie personnelle de côté », « t’es
jamais vraiment en vacances », etc. Il s’agissait de parvenir à évaluer mes capacités à relever le défi en
considérant les concessions inévitables qu’il me serait donné de faire. Incapable de le faire, la décision
s’est finalement faite d’elle-même lorsque ma demande d’allocation doctorale fut sélectionnée parmi
d’autres. Je ne pouvais pas laisser passer cette opportunité.
Naviguer dans le flou au démarrage…
Les premiers 6 mois de thèse m’ont semblé une éternité. Un vaste chantier, sans véritable fil
directeur tant le sujet était large. J’ai passé des mois à lire, lire et relire des articles pour constituer
une bibliographie qui tienne la route, sans pour autant savoir vraiment ce que je cherchais. J’avoue
être passée par des gros moments de désespoir, voyant le temps défiler et les idées bien loin de
s’éclaircir.
Avec du recul, cette phase de démarrage fut, sans le paraître, décisive. Grâce à mes lectures, elle
me permit de préciser l’orientation que je souhaitais donner à mon travail et de recadrer mon sujet
en fonction de mes convictions personnelles. Le chapitre 1 de cette thèse fut d’ailleurs rédigé sur la
base des nombreuses notes prises au cours de cette période. Il en fait la synthèse, exercice qui, par
manque de recul et de maturité au démarrage de ma thèse, m’avait été impossible.
Accepter les embûches…
La phase de collecte de données sur le terrain fut passionnante mais également éprouvante.
Passionnante grâce à la richesse des échanges avec les pêcheurs à La Réunion comme aux Comores,
et à la concrétisation de certains concepts géographiques par le biais des réalités de terrain.
Eprouvante à cause des nombreux rendez-vous annulés qui remettent en question le programme
fixé, des problèmes de dernière minute à gérer dans l’urgence, des missions à Mohéli
particulièrement ardues à organiser depuis La Réunion, etc. Et encore… comparés à d’autres, je suis
passée à côté des ordinateurs qui plantent, des problèmes de santé ou de l’absence de financement
pour se déplacer.
Aussi passionnant soit-il, le parcours est donc semé d’embûches auxquelles il faut être préparé. Si
elles ralentissent la programmation initiale des travaux de terrain, elles participent à forger une force
de caractère, au combien utile pour la fin du parcours.
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Faire preuve de rigueur…
Aux yeux de la plupart, la thèse offre une liberté d’action inégalable, qui autoriserait à choisir
quand on veut travailler et quand on préfère « se la couler douce ». Certains thésards parviennent à
en profiter. Tel n’a pas été mon cas. Je dois reconnaître que mes 4 ans de thèse m’ont permis
d’énormément voyager, d’explorer en détail les merveilles de La Réunion et, effectivement, de
travailler à mon rythme. Pour autant, la thèse est restée omniprésente dans toutes les activités, et
tous les choix personnels que j’ai eu à faire. La réussite d’un tel projet nécessite en effet de la rigueur
qu’il est parfois difficile de s’imposer lorsque l’on est maître de son temps. Combien de fois ai-je été
tentée de rester au lit le matin ou de partir en vacances sur un coup de tête pour rejoindre des
amis ? Ainsi, même si le statut de thésard reste, en France, un statut d’étudiant, la thèse fut, pour
moi, un véritable emploi, avec ses horaires de travail, ses réunions d’équipe mais aussi ses déjeuners
entre collègues, etc.
Les concessions sont grandes pour parvenir au bout de ce type de défi et cette rigueur peut
souvent conduire à passer à côté de certains évènements familiaux ou personnels que la thèse
n’aurait pas du occulter. Tout est question de juste milieu…
Dépasser ses limites…
La phase de rédaction constitue la cerise sur le gâteau de ce long parcours initiatique. Elle
requiert du courage et de l’abnégation. Pour ma part, elle fut ponctuée de moments de pause,
nécessaires à la réalisation des travaux d’expertise menés dans le cadre de mon activité
indépendante. Aussi utiles furent-elles, ces pauses réclamèrent à chaque fois un courage décuplé pour
reprendre l’exercice de rédaction.
Pas facile non plus, de réussir à retranscrire par écrit et avec les bons termes ce qui nous trotte
dans la tête depuis 4 ans. Nombreux furent les moments de découragement face à la page blanche ou
à l’incohérence de certains passages. Que dire de l’état de saturation des derniers mois, durant lequel
chaque petit paragraphe rédigé demande un effort de concentration hors-norme ? Les
encouragements de mon Directeur ont été d’un grand soutien durant cette période.
Pour autant, la satisfaction et le soulagement sont énormes lorsque les chapitres commencent à
s’accumuler. Et que dire du bonheur de poser le point final… ?
Aux termes de cette aventure, je prends conscience du parcours intellectuel réalisé. Il est clair
que cette thèse m’a énormément fait murir sur les plans professionnel et personnel. Elle m’a offert
d’approfondir une thématique qui me tenait à coeur, de mieux me connaître mais également de
préciser ce que je souhaite pour l’après-thèse.
Pendant ces 4 ans, j’ai été passionnée par mon travail et, malgré des moments difficiles
inévitables, je renouvellerai l’expérience si c’était à refaire.
* *
*
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Je dédie cette thèse à mes grands-parents,
Geneviève et Michel,
Anne-Marie et Philippe
qui m’ont quittée entre temps…
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Avant-propos
La réalisation de ce travail n’aurait pas été possible sans le soutien financier du Conseil Régional
de La Réunion, grâce auquel l’auteure a bénéficié d’une allocation régionale de formation doctorale
d’octobre 2006 à septembre 2009.
Les déplacements, missions de terrain, participations à des conférences et encadrements de
stagiaires ont été réalisés dans le cadre du projet « Elaboration d’une méthode générique de diagnostic
et de suivi-évaluation des Aires Marines Protégées du sud-ouest de l’océan Indien », financé par le Fonds de
Coopération Régional (FCR) – Préfecture de La Réunion – Secrétariat Général pour les Affaires
Régionales (SGAR). Ce projet a été monté dès le démarrage de la thèse afin de disposer de budget
de fonctionnement nécessaire et a largement contribué au bon déroulement du travail. A ce titre, je
tiens à exprimer ma reconnaissance à Marie-Claire DEFOIN pour son aide et sa gentillesse.
La représentation locale de l’institut de Recherche pour le Développement (IRD) de La Réunion
ainsi que l’US140 ESPACE, intégrée récemment à l’UMR ESPACE-DEV, ont également fourni un
soutien logistique et financier précieux tout au long de cette thèse. Je remercie particulièrement
Frédéric Huynh, directeur de l’UMR ESPACE-DEV, de m’avoir fait confiance en m’intégrant à
l’équipe.
Pour finir, les projets PAMPA et GAIUS ont également participé au financement de cette thèse,
notamment par le biais de la prise en charge de stagiaires ou pour faciliter la participation de
l’auteure à plusieurs conférences.
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Note aux lecteurs
Sauf mention contraire, les figures, les cartes et les clichés photographiques insérés dans le
présent document ont été réalisés par l’auteure. Etant donnée l’abondance des sigles et acronymes
utilisés dans le document, ceux-ci ont été regroupés dans un répertoire présenté ci-après.
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Liste des sigles
AAGR Activité Alternative Génératrice de Revenus
AAMP Agence nationale des Aires Marines Protégées
ACM Analyse en Composantes Multiples
ADI Agence d’Insertion de La Réunion
AG Assemblée Générale
AMP Aire Marine Protégée
ANGAP Agence Nationale de Gestion des Aires Protégées (Madagascar)
APMR Association Parc Marin de La Réunion
ARVAM Agence pour la Recherche et la Valorisation Marines
BMU Beach Management Unit
CA Conseil d’Administration
CBO Community Based Organisation
CIRAD Centre International de Recherche Agronomique pour le Developpement
CLOE Cellule LOcale Environnement
CM22P Coopérative Maritime du 22ème Parallèle
CMA Collaborative Management Areas
CMED Commission Mondiale sur l’Environnement et le Développement
CNDRS Centre National de Documentation et de Recherche Scientifique (Comores)
CNPN Conseil National de la Protection de la Nature
CNRS Centre National de la Recherche Scientifique
CNSE Commission Nationale des Seychelles pour l’Environnement
COI Commission de l’Océan Indien
CPT Collectif de Pêcheurs Traditionnels
CRESSM Comité Régional d’Etude et de Sports Sous-marins
CRPMEM Comité Régional des Pêches Maritimes et des Elevages Marins
CSO Central Statistics Office (Maurice)
CTR Comité du Tourisme de La Réunion
DOM Département d’Outre-Mer
ENIM Etablissement National des Invalides de la Marine
FAO Food Agricultural Organisation
FCR Fonds de Coopération Régional
FCSMP Fédération Chasse Sous-Marine Passion
FEDER Fonds Européen de Développement Régional
FEM Fond pour l’Environnement Mondial
FFEM Fond Français pour l’Environnement Mondial
FFESSM Fédération Française d’Etude et de Sports Sous-marins
FFVL Fédération Française de Vol Libre
FNE France Nature environnement
FNPSA Fédération Nautique de Pêche Sportive en Apnée
FPS Fisheries Protection Service
GCRMN Global Coral Reef Monitoring Network
GEF Fond Global pour l’Environnement
GELOSE GEstion LOcale SEcurisée
GIE Groupement d’Intérêt Economique
GIP Groupement d’Intérêt Public
GIP-RNMR Groupement d’Intérêt Public de la Réserve Naturelle Marine de La Réunion
GIZC Gestion Intégrée des Zones Côtières
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GREEN Groupe de Renforcement des Efforts Environnementaux Nationaux
GRT Grand Récif de Tuléar
GREEN Groupe de Renforcement des Efforts Environnementaux Nationaux
ICRI International Coral Reef Initiative
IDH Indice de Développement Humain
IFRECOR Initiative Française pour les REcifs CORalliens
IFREMER Institut Français de Recherche pour l’Exploitation de la MER
IOC Commission Océanographique Intergouvernementale
IRD Institut de Recherche pour le Développement
MAB Man And Biosphère
MAE Ministère des Affaires Etrangères
MIO Mission Intercommunale de l’Ouest
ONE Office National de l’Environnement (Madagascar)
ONG Organisation Non Gouvernementale
ONU Organisation des Nations Unies
PAE Plan d'Action Environnemental
PIB Produit Intérieur Brut
PIREN Programme Interdisciplinaire de Recherche sur l’ENvironnement
PMM Parc Marin de Mohéli
PNUD Programme des Nations Unies pour le Développement
PNUE Programme des Nations Unies pour l’Environnement
PRE-COI Programme Régional Environnement de la Commission de l’Océan Indien
RMI Revenu Minimum d’Insertion
RNM Réserve Naturelle Marine
SAGE Service d’Appui à la Gestion de l’Environnement (Madagascar)
SAPM Système des Aires Protégées de Madagascar
SAREC Swedish Agency for REsearch Cooperation with developping countries
SCB Société Coloniale Bambao
SGAR Secrétariat Général pour les Affaires Régionales
SHS Sciences Humaines et Sociales
SIDA Swedish International Development Agency
SIG Systèmes d’Information Géographique
SIH Système d’Information Halieutique
SMPA Seychelles Marine Park Authority
SMVM Schéma de Mise en Valeur de la Mer
SREPEN Société Réunionnaise pour l’Etude et la Protection de l’Environnement
TIG Travaux d’Intérêt Général
UICN Union International pour la Conservation de la Nature
UNESCO Organisation des Nations Unies pour l’Education, la Science et la Culture
VET Valeur Economique Totale
WCS Wildlife Conservation Society
WIOMSA Western Indian Ocean Marine Science Association
WWF World Wildlife Fund
ZUC Zone d’Utilisation Contrôlée
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Sommaire
Introduction générale................................................................................................. 14
PREMIERE PARTIE - L'Homme au coeur des Aires Marines Protégées, un sujet de recherche géographique ....................................................................................... 24
Chapitre 1 - Aires protégées et sciences humaines et sociales : quelle place pour la
géographie ?.................................................................................................... 26
1. Approche historique des logiques de conservation........................................................................... 29
2. Les sciences humaines et sociales et le paradigme environnemental ............................................. 38
3. La géographie au coeur de la gestion des aires protégées................................................................. 45
Chapitre 2 - Les Aires Marines Protégées des pays de la commission de
l’océan Indien............................................................................................................... 52
1. Vers un réseau régional d’AMPs dans le sud-ouest de l’océan Indien............................................ 53
2. Histoire des logiques de conservation dans les pays de la COI : une typologie des AMPs ...... 57
Chapitre 3 - Une démarche géographique au service de l’estimation de
l’acceptation sociale.................................................................................................... 88
1. Approche critique des méthodes utilisées dans la région pour suivre les dynamiques sociales
au sein des AMPs ............................................................................................................................................ 89
2. Positionnement scientifique ...................................................................................................................... 99
3. Une méthode pour estimer l’acceptation sociale..............................................................................109
DEUXIEME PARTIE – Diagnostic socio-économique, enjeux territoriaux et
indicateurs d’acceptation sociale de la Réserve Naturelle Marine de La Réunion
.................................................................................................................................... 129
Chapitre 4 - Jeux et réseaux d’acteurs : retour sur l’histoire conflictuelle de la
concertation en amont de la RNM.......................................................................... 131
1. 1997-1999 : une phase de pré-concertation menée par l’APMR en vue de l’approbation du
projet de RNM ..............................................................................................................................................132
2. 2000-2003 : La DIREN au coeur de la concertation pour l’élaboration du décret de RNM...139
3. 2004-2007 : L’histoire douloureuse de la signature finale du décret de la RNM de La Réunion
...........................................................................................................................................................................147
Chapitre 5 - Territorialités et acceptation sociale des usagers extractifs .... 160
1. Les pêcheurs professionnels ...................................................................................................................161
2. Les pêcheurs plaisanciers embarqués...................................................................................................179
3. Les pêcheurs à pied..................................................................................................................................196
4. Les chasseurs sous-marins ......................................................................................................................216
Chapitre 6 - Territorialités et acceptation sociale des usagers non
extractifs………. ........................................................................................................ 231
1. Les pratiquants de sports de glisse .......................................................................................................232
2. Les plongeurs et les clubs de plongée sous-marine ..........................................................................249
3. Les usagers de la plage et les baigneurs ...............................................................................................264
4. Les activités de découverte du milieu marin et récifal .....................................................................270
Chapitre 7 - Analyse critique de la démarche méthodologique pour estimer
l’acceptation sociale d’une AMP.............................................................................. 273
1. Intérêts : opérationnalité, comparabilité spatio-temporelle et entre usages ..............................274
2. Limites de la méthode ..............................................................................................................................282
TROISIEME PARTIE – De la généricité d’une méthode de suivi de l’acceptation
sociale des AMPs à l’échelle régionale du sud-ouest de l’océan Indien .............. 292
Chapitre 8 - Evaluation de l’acceptation sociale du Parc Marin de Mohéli :
déclinaison de la démarche élaborée à La Réunion .............................................. 294
1. Historique de la mise en place du PMM ..............................................................................................295
2. Diagnostic socio-économique villageois...............................................................................................307
3. L’estimation de l’acceptation sociale compromise ............................................................................322
Chapitre 9 - Le territoire : une constante au coeur de l’acceptation des
AMPs……………........................................................................................................ 327
1. Le PMM révélateur de la territorialité des mohéliens......................................................................328
2. La territorialité au coeur des dynamiques sociales des AMPs dans l’océan Indien ....................336
Chapitre 10 - Regards croisés sur les facteurs complémentaires facilitant l’acceptation sociale des AMPs................................................................................ 345
1. La durabilité financière et technique de l’AMP...................................................................................346
2. Des activités alternatives génératrices de revenus adaptées, ciblées et bien gérées ..............351
3. De la bonne gouvernance locale............................................................................................................356
Conclusion générale ................................................................................................. 363
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Introduction générale
« Des réserves sous réserve »
Une homonymie de circonstance
Le mot réserve possède différentes significations. Selon le dictionnaire Larousse, il peut désigner :
• « Une quantité de quelque chose que l'on conserve pour pouvoir l'utiliser en temps opportun ».
Associée à l’adjectif naturelle, une réserve correspond ainsi à « une portion de territoire
délimitée et protégée juridiquement de façon à préserver certaines espèces menacées de
disparition » ;
• « Une limitation, une restriction apportée à un jugement, à un accord », l’expression sous réserve
signifiant « sans garantie, sans certitude absolue ».
Ce double sens est opportun pour introduire ce travail. Il renvoie, en effet, aux deux concepts
qui structurent notre réflexion : les Aires Marines Protégées (AMP) d’une part, l’acceptation
sociale d’autre part.
« Réserve » au sens d’Aire Marine Protégée
Au sens de la Convention internationale sur la diversité biologique (1992) et de l’Union
Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN), une aire protégée est définie comme :
« une portion de terre, de milieu aquatique ou de milieu marin, géographiquement délimitée, vouée
spécialement à la protection et au maintien de la diversité biologique, aux ressources naturelles et culturelles
associées ; pour ces fins, cet espace géographique doit être légalement désigné, réglementé et administré par
des moyens efficaces, juridiques ou autres » (UICN, 1994).
Il existe actuellement une grande diversité d’aires protégées (Babin, 2003) en référence à leur
statut juridique (parcs nationaux, parcs naturels régionaux, réserves naturelles, cynégétiques ou
ornithologiques, forêts classées…), à leur propriétaire (public, privé, communautaire…), à leur
référent social et culturel (patrimoine mondial, sanctuaire, bois sacré, siège d’esprits et d’ancêtres,
élément d’une cosmogonie…), à leurs objectifs (conservation, production, recherche, vision,
exploitation des ressources, protection des paysages, restriction de constructibilité, développement
durable…), à leur perspective (intemporelle ou de durée prévue, permanente ou révisable…), à leur
taille (pays entier, massif montagneux, mare…). L’UICN propose une classification en six types
d’aires protégées en fonction des grandes orientations de gestion. Cette classification permet de
dénombrer environ 30 000 aires protégées dans le monde qui couvrent près de 13 millions de km²,
soit un peu moins de 10% des terres émergées.
Les aires marines protégées (AMP) représentent un cas particulier d’aire protégée. L’UICN
les définit comme « tout espace intertidal ou infratidal, ainsi que ses eaux sus-jacentes et sa flore, sa faune
et ses caractéristiques historiques et culturelles, que la loi ou d’autres moyens efficaces ont mis en réserve
pour protéger tout ou partie du milieu ainsi délimité ». Elles sont bien plus récentes que les aires
protégées terrestres et leur nombre ne cesse de croître. De 118 en 1970, il passe à 319 en 1980
(Silva et al., 1986), pour atteindre plus de 1300 en 1995 (Kelleher et al., 1995).
Cette multiplication est particulièrement visible en zone intertropicale où les enjeux de
conservation de la biodiversité marine sont encore plus aigus qu’ailleurs, du fait de la présence de
récifs coralliens. Ceux-ci sont considérés, avec la forêt tropicale, comme les écosystèmes les plus
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diversifiés et les plus complexes existants sur la planète (Odum, 1976). L’écosystème corallien
abriterait, en effet, environ un tiers de la biodiversité des mers et des océans (M. Allister, 1991 ;
Moberg et Folke, 1999) et un quart des espèces marines connues (Moberg et Rönnbäck, 2003). Sur
les 1300 AMPs estimées en 1995, 400 seraient exclusivement récifales (Salvat et al., 2002). Plus
récemment, en 2007 lors des IIIème rencontres réunionnaises du Développement Durable, Gabrié
évaluait à 4000 le nombre d’AMPs dans le monde dont 980 récifales. Ainsi, 20% des récifs mondiaux
seraient-ils protégés, parmi lesquels seulement 2% le serait de manière efficace (Gabrié, comm.
pers.).
L’évaluation de l’efficacité et de la performance des AMPs représente d’ailleurs une thématique
de recherche en pleine expansion (e.g. Jameson et al., 2002 ; Halpern, 2003 ; Saunders, 2003 ; Willis
et al., 2003 ; Hilborn et al., 2004 ; Kaiser, 2005 ; Sale et al., 2005). Elle offre un moyen de tirer les
enseignements des succès et des échecs et d’adapter les modes de gestion en conséquence. Elle
permet également de signaler les progrès aux décideurs et aux acteurs pour mettre en évidences les
réalisations et les problèmes des AMPs. Pour ce faire, l’évaluation de la performance se base sur le
suivi spatio-temporel d’indicateurs. L’UICN a d’ailleurs récemment publié un manuel, dans lequel 42
indicateurs sont proposés aux gestionnaires pour les aider à évaluer l’efficacité de leur AMP (Pomeroy et al., 2004).
Dans la littérature scientifique, la plupart des études considèrent exclusivement les impacts écologiques des modes de gestion du milieu marin. Sont largement passés en revue, les effets de débordement (spill-over) des zones de conservation strictes, la représentativité des habitats conservés, l’évolution de la biomasse, etc. (Salm et al., 2000 ; Roberts et al., 2001). Il existe, en revanche, un manque avéré d’études scientifiques sur les impacts socio-économiques des AMPs (Christie, 2004). En 2005, Pelletier et al. tentaient de recenser les différents articles scientifiques s’y intéressant (Pelletier et al., 2005). Ils dénombrèrent ainsi 94 références proposant des indicateurs relatifs aux impacts écologiques des AMPs, 32 aux impacts économiques et seulement 10 aux impacts sociaux. Ce constat renforce la fausse impression qui consiste à penser que les sciences sociales ne sont pas en mesure de fournir des résultats opérationnels, susceptiblesd’orienter les choix de gestion au même titre que les deux autres disciplines.
« Réserve » au sens d’acceptation sociale
La contribution des sciences sociales aux problématiques de conservation est pourtant multiple. Les objets de recherche sont aussi diversifiés que l’étude des pratiques et des usages, les représentations et les perceptions, la patrimonialisation de la nature, les régimes d’appropriation, les mécanismes de régulation sociale, les modalités de concertation, les arrangements institutionnels, les modes de gouvernance, etc. (Michon, 2003). Cependant, la nature majoritairement qualitative des données issues de ces études rend difficile la conversion en indicateur de suivi opérationnel. Non pas que cela les rende moins intéressantes, loin de là. Mais il existe une forte demande de rapportage (reporting) auprès des décideurs et bailleurs de fonds, exercice qui nécessite des mesures synthétiques et chiffrées, tels que des indicateurs, permettant l’évaluation de la performance des projets de conservation.
Quelques études récentes ont tout de même tenté d’identifier les facteurs sociaux et économiques participant au succès des projets de conservation en testant la corrélation statistique entre l’augmentation de la biomasse de poissons et différents facteurs socio-économiques (McClanahan et al., 2006 ; Pollnac et al., 2010). Pour autant ceux-ci se limitent à des facteurs tels que la taille de la population locale, la distance du village à l’AMP, le niveau d’éducation, l’emploi local ou encore le degré de respect des réglementations. L’apport des sciences sociales aux problématiques de conservation ne se réduit évidemment pas à des données factuelles de la sorte. En revanche, il est progressivement admis que le support et l’adhésion des populations locales constituent l’une des conditions majeures de la réussite à long terme des AMPs (Agardy et al., 2003 ; Pelletier et al., 2005 ; Kareiva, 2006). Gilmore avance ainsi que le succès des projets de conservation
15
repose sur trois piliers d’importance équivalente : la durabilité écologique, l’acceptation sociale et la faisabilité économique (Gilmore, 1997).
Si la durabilité écologique et la faisabilité économique des AMPs font déjà l’objet de nombreuses recherches (Pelletier et al., 2005), l’acceptation sociale est un domaine encore peu exploré. Certains chercheurs français s’y sont récemment intéressés, appliquée aux espaces protégés montagnards (Depraz, 2005 ; Laslaz, 2008 ; Duval-Massaloux, 2009 ; Laslaz, 2009 ; Micoud, 2010), mais aucune référence ne s’intéresse jusqu’ici à l’acceptation sociale des AMPs.
Tous font état d’un processus complexe qui se nourrit de la diversité des perceptions et représentations individuelles. Son estimation ne peut donc pas se réduire à une simple réponse binaire « oui, j’accepte ; non, je refuse ». L’acceptation sociale est, en effet, à distinguer de l’acceptabilité sociale. Alors que cette dernière se limite à la mesure d’un assentiment accordé à un outil (« est-ce acceptable ? »), l’acceptation intègre également l’appropriation réelle et le respect par les actes de la mesure (« est-ce accepté ? »). Elle fournit, selon nous, une synthèse de l’état de l’ensemble des dynamiques sociales au sein des AMPs.
Le territoire, un concept géographique au coeur de l’acceptation sociale
De l’ensemble de ces considérations, se pose la question de l’apport de la géographie dans l’étude de l’acceptation sociale des AMPs.
La spécificité de cette discipline par rapport aux autres sciences humaines et sociale est d’analyser systématiquement les rapports entre l’homme et la nature à travers le filtre du territoire. Central en géographie, ce concept a fait l’objet de nombreuses définitions (e.g. Raffestin, 1980 ; Bonnemaison, 1981 ; Le Berre M., 1992 ; Di Méo, 1998 ; David, 2005) qui s’accordent à considérer que le territoire possède une double dimension, matérielle et idéelle. La première renvoie au territoire-milieu, au territoire-ressource, au territoire-support des pratiques, tandis que la seconde est à rapprocher des systèmes de représentations qui guident les sociétés dans l’appréhension qu’elles ont de leur « environnement » (Moine, 2006). Toutes deux, distinctes ou combinées, fondent un sentiment d’appartenance (« je suis de là ») et d’appropriation (« c’est à moi, c’est mon espace ») au fil du temps.Plusieurs études, notamment dans le Pacifique, ont montré le rôle décisif des liens au territoire marin dans la compréhension des jeux et stratégies d’acteurs (David, 1999 ; Decoudras et Soye, 2004 ; Herrenschmidt et Clua, 2006). Ces liens sont évalués selon l’importance donnée aux espaces appropriés. Ils sont puissants et conditionnent les logiques d’action ainsi que l’acceptation de tout projet de conservation. La Figure 1 propose ainsi un extrait de bande dessinée, particulièrement illustratif de l’expression de ces territorialités.
La mise en place d’une AMP doit donc être appréhendée comme la création d’un nouveau territoire réglementaire qui viendrait se superposer à un maillage de territoires pré-existants, résultant de l’appropriation de l’espace marin par les différents types d’usagers habituels (David et al., 2006 ; Chaboud et al., 2008 ; David, 2010). Ces territoires pré-existants sont porteurs d’enjeux pour les populations locales, enjeux que l’AMP vient contraindre par la régulation de l’accès à certaines zones ou la réglementation de certaines pratiques. Le terme enjeu est à prendre aux sens de « ce qu’il y a en jeu » ou de « ce qu’on espère gagner ou qu’on s’expose à perdre » lors de la création de l’aire protégée. Ils sont l’expression à la fois des valeurs que les usagers accordaient aux services que rendaient ce territoire avant qu’il ne soit protégé mais aussi de la crainte de perdre ces services. L’acceptation sociale de l’AMP est ainsi fonction du degré de satisfaction des enjeux territoriaux des acteurs.
Acceptation sociale des AMPs, indicateurs, territoire, territorialités, enjeux territoriaux sont
autant de concepts clés qui structurent cette thèse. Ils participent à son cadrage thématique et
feront l’objet d’une étude plus approfondie dans la première partie du corps du présent document.
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Extrait de la bande dessinée « Où le regard ne porte pas » © Dargaud Pont/Abolin
Figure 1 : Le territoire au coeur de l’acceptation sociale
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Une dynamique régionale enclenchée
L’ensemble de ce travail est conduit à partir de l’exemple des AMPs de la région sud-ouest de
l’océan Indien, appartenant à la Commission de l’océan Indien (COI).
La région du sud-ouest de l’océan Indien s’étend sur plus de 7 millions de km² et couvre 595 000
km² de terres émergées réparties entre Madagascar qui, à elle seule, en représente 99%, et les îles et archipels d’origine volcanique pour la Réunion, les Comores, Rodrigues et Maurice, corallienne ou
granitique pour les Seychelles (Mirault et al., 1999) (Carte 1). A l’exception de Mayotte, toutes
appartiennent à la COI. Au total, cette organisation intergouvernementale et régionale créée en 1984 par l’Accord Général de Victoria (Seychelles), regroupe quatre Etats : Les Comores, Madagascar, Maurice et les Seychelles, et un département d’outre-mer français : La Réunion. Sa mission est de répondre aux difficultés posées par l’insularité de ses membres (isolement, étroitesse des marchés, fragilité environnementale, exposition aux catastrophes naturelles, etc.). En 1999, la population de ces pays membres était estimée à treize millions d’habitants (Guébourg, 1999).
Carte 1 : Les pays membres de la COI dans la région sud-ouest de l’océan Indien
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En 1995, les 5 états membres de la COI se dotent d’un programme régional sur l’environnement (PRE-COI), financé par l’Union Européenne (7ème FED) jusqu’en 2000. L’objectif est de contribuer à la promotion d’une politique régionale de gestion durable des ressources naturelles (COI, 2000). A cette occasion, émerge l’idée de créer un réseau régional d’AMPs (Bigot et al., 1999 ; David, 1999). Ce projet n’est effectivement lancé qu’en juillet 2005, lors du troisième sommet des chefs d’Etat et de Gouvernement de la COI à Antananarivo. Piloté par la COI, et géré par le WWF, le projet est conjointement financé par le FFEM, le WWF, Conservation International et le Ministère Français des Affaires Etrangères pour un montant avoisinant 2 millions d'euros (FFEM, 2005).
A ce jour, on estime à 36 le nombre d’AMPs créées dans les pays de la COI. Sous l’appellation AMP sont classés différents types d’outils de conservation, variant selon la juridiction locale. On trouve ainsi 11 réserves de pêche (6 à Maurice, 5 à Rodrigues), 2 réserves marines (1 à La Réunion, 1 à Rodrigues), 15 parcs marins (5 à Madagascar, 6 aux Seychelles, 2 à Maurice, 1 à Rodrigues et 1 aux Comores) et 8 AMPs au statut spécial, exclusivement aux Seychelles. Il existe également 12 AMPs en cours de création, principalement à Madagascar. L’ensemble des AMPs existantes et en projet, seront plus amplement décrites dans le Chapitre 2 du présent document.
Dans le but d’identifier un réseau d’espaces prioritaires, d’intérêt majeur pour la conservation de la biodiversité et des ressources marines et côtières, une analyse éco-régionale fut programmée (composante 1 du projet). Basée sur des données d’ordre environnemental, biologiques et socioéconomiques, elle fut l’occasion de rappeler la richesse de la biodiversité marine de la région et les menaces qui pèsent sur cette dernière.Les résultats de cette analyse1 font état de caractéristiques remarquables pour la biodiversité internationale et régionale. On peut notamment citer :
• Le troisième plus grand complexe de récif barrière dans le monde situé sur la côte ouest de Madagascar ;
• Les seules îles océaniques granitiques du monde (principales îles des Seychelles comme Mahé, Praslin…)
• Des concentrations d’oiseaux marins et de tortues marines remarquables au niveau international ;
• Une des populations de thons les plus importantes dans le monde avec des zones de très
forte productivité.
Cette évaluation de la biodiversité fut suivie par une analyse des menaces qui affectent les
milieux marins:
• La pêche artisanale intensive et généralisée atteint les limites de renouvellement des populations de poissons et induit la dégradation les milieux coralliens ;
• La sédimentation et la pollution autour des zones urbaines et à l’embouchure des grands fleuves continue à provoquer la dégradation des écosystèmes côtiers et des récifs ;
• Des événements majeurs de blanchissement des coraux ont déjà été observés dans la région. De tels événements vont certainement se produire de plus en plus fréquemment avec le changement climatique, rendant les coraux plus vulnérables et impactant les écosystèmes et les pêches ;
• Le développement touristique sur les côtes est associé à la dégradation des milieux récifaux ;
• Le braconnage des espèces comme les tortues continue à menacer leur population ;
• La pêche aux thons, principalement opérées par des sociétés internationales, est en train de
rapidement engendrer la réduction des populations de thons de la région qui risquent de dépasser le seuil de renouvellement provoquant un effet cascade sur le reste de l’écosystème pélagique ;
1 Ces résultats sont issus de la Gazette des îles n°6, journal édité dans le cadre du projet Réseau des AMPs de la COI pour informer l’ensemble des partenaires.
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• Les baleines et les dauphins sont probablement affectés par le dérangement occasionné par
l’important trafic maritime de la région.
La mise en place de ce réseau participe donc à créer une véritable dynamique régionale autour
des AMPs du sud-ouest de l’océan Indien. Ainsi a-t-il fournit un cadre géographique idéal pour la
réalisation de cette thèse.
Un cadre de recherche stimulant
Le sujet de cette thèse découle et s’insère au sein de projets de recherche innovants, orientés vers l’aide à la décision en matière de gestion des AMPs.
Il s’inscrit, tout d’abord, dans une démarche logique de l’US 140 Espace de l’IRD, récemment intégrée à l’UMR ESPACE- DEV, laboratoire d’accueil de l’auteure. Les projets de recherche conduits à La Réunion par les chercheurs de cette unité, ont successivement abordé
• l’environnement littoral de la Réserve Naturelle Marine (RNM) de La Réunion, à travers le projet VALSECOR (Valeurs socio-économiques des récifs coralliens de La Réunion) qui suivit une démarche axée sur l’étude et l’estimation des valeurs socio-économiques des usages du récif ;
• l’environnement terrestre et son impact potentiel sur le milieu récifal via les flux hydriques, à travers le projet AGIL (Aide à la gestion intégrée du littoral).
En parallèle, cette thèse répond également à une demande innovante et opérationnelle, émanant du Groupement d’Intérêt Public (GIP), gestionnaire de la RNM de La Réunion. Lors de sa création en Février 2007, l’IRD fut chargé de réaliser la caractérisation socio-économique de l’état initial de la RNM. L’objectif était de fournir au gestionnaire une photographie instantanée des dynamiques socio- économiques au sein de son AMP, à l’heure de son démarrage. Le diagnostic fait, il s’agissait également de lui proposer des mesures synthétiques sous forme d’indicateurs, lui permettant notamment de suivre dans le temps les impacts de ses mesures de gestion. Ce type d’exercice n’avait, jusqu’ici, jamais été réalisé au démarrage d’une AMP. Son caractère innovant et sa finalité opérationnelle ont ainsi offert un cadre stimulant à ce travail. Cette demande locale a d’ailleurs largement contribué à en préciser l’orientation et le contenu.
Pour finir, ce travail s’inscrit au sein de deux projets de recherche, d’envergure nationale, ayant donné l’occasion à l’auteure d’interagir avec de nombreux chercheurs travaillant sur la conservation du milieu marin et de confronter ses résultats de recherche avec d’autres cas d’AMPs. Il s’agit, tout d’abord, du projet PAMPA (indicateurs de la Performance des Aires Marines Protégées pour la gestion des écosystèmes côtiers, des ressources et de leurs usAges), faisant suite au projet Liteau II « Développement d’outils diagnostics et exploratoires d’aide à la décision pour évaluer la performance d’aires marines protégées ». D’une durée de trois ans à compter de 2007, son objectif est de construire et de tester des tableaux de bord d’indicateurs fiables, opérationnels et documentés portant sur les écosystèmes, les usages et la gouvernance, afin d’évaluer la performance de systèmes de gestion des écosystèmes côtiers incluant les AMPs. Pour y parvenir, des scientifiques relevant de disciplines aussi diverses que le droit, la géographie, l’écologie, l’économie et les statistiques ont travaillé avec les gestionnaires des AMPs suivantes : le Parc Marin de la Côte Bleue, les Réserves Naturelles de Banyuls et Bonifacio et le cantonnement de pêche de Cap Roux pour la Méditerranée, les AMPs de la Province Sud de Nouvelle-Calédonie, les réserves naturelles de La Réunion et de Saint- Martin ainsi que quelques réserves marines de Mayotte pour l’outre-mer français.
Cette thèse a également contribué à la conduite du projet GAIUS (Gouvernance des AIres Marines Protégées pour la gestion durable de la biodiversité et des USages côtiers), financé par l’Agence Nationale pour la Recherche (Programme blanc 2007) pendant 3 ans. L’enjeu de ce projet consiste à mettre en relation l’analyse de la gouvernance et de la prise de décision avec les 20 indicateurs écologiques, économiques et sociaux qui seront produits, afin de nourrir une réflexion collective et pluridisciplinaire sur la contribution des AMPs à la gestion durable des écosystèmes côtiers et de leurs usages.
L’ensemble de ces projets a fourni à cette thèse un cadre institutionnel et scientifique de qualité. Le décalage dans les échelles de travail entre le projet local de RNM à La Réunion et les réflexions plus globales menées dans le cadre des projets PAMPA et GAIUS ont apporté une plus-value certaine aux travaux menés.
Une approche géographique de l’acceptation sociale des AMPs
Cette thèse a pour but de contribuer, par le biais d’une approche géographique, à la réflexion émergente sur l’acceptation sociale des espaces protégés, appliquée aux AMPs. Elle ambitionne également de répondre aux attentes des gestionnaires en matière d’outils d’aide à la décision utiles pour la gestion locale, tout en gardant à l’esprit le besoin croissant de mesures destinées au rapportage. Au final, l’objectif général est d’élaborer une méthode standardisée de suivi des dynamiques sociales au sein des AMPs qui permette la construction d’indicateurs utiles pour la gestion locale comme pour le rapportage.
Cet objectif méthodologique s’articule autour de deux problématiques conceptuelles dans le domaine de la Géographie, chacune faisant l’objet d’une hypothèse de recherche reposant sur des postulats.
Problématique 1 : Comment traduire les dynamiques sociales au sein des AMPs sous une forme opérationnelle, utile au gestionnaire ?
Hypothèse 1 : La déclinaison opérationnelle des dynamiques sociales au sein des AMPs se fait au moyen d’indicateurs d’acceptation sociale.
Postulats sous-jacents :
• L’acceptation sociale est une condition nécessaire pour garantir l’efficacité d’une AMP ;
• Les indicateurs permettent de synthétiser l’information, de la hiérarchiser et de prendre des décisions en conséquence pour améliorer la gestion locale.
Problématique 2 : Comment standardiser l’approche des dynamiques sociales au sein des AMPs lorsque ces dernières se situent dans des contextes politiques, économiques, historiques et culturels aussi variés que ceux des pays du sud-ouest de l’océan Indien ?
Hypothèse 2 : Le territoire est un filtre d’analyse générique permettant d’étudier l’acceptation sociale dans les AMPs de la région.
Postulats sous-jacents :
• L’appropriation de l’espace marin révèle des territoires relatifs aux usages, aux représentations et à la réglementation ;
• Une AMP est une création territoriale qui, en se surimposant à un maillage de territoires déjà existants, révèle la territorialité des populations locales ;
• L’acceptation sociale d’une AMP est fonction de la satisfaction des enjeux territoriaux des usagers.
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Plan de thèse
Cette thèse s’organise en de trois parties.
La première partie a pour objectif de poser les cadres contextuel, géographique, scientifique et méthodologique de ce travail. Elle est divisée en trois chapitres.
Le chapitre 1 s’attache à dresser le cadre contextuel et ambitionne ainsi de positionner la géographie au sein des problématiques de conservation de la biodiversité. Il propose une mise en parallèle de l’histoire des logiques de conservation de la biodiversité (1) avec l’appropriation progressive des problématiques environnementales par les disciplines de sciences humaines et sociales (2), avant de resituer la géographie au coeur de la gestion des aires protégées (3).
Le chapitre 2 revient sur le cadrage géographique de la thèse. Après avoir retracé l’historique de la protection des récifs coralliens dans la région sud-ouest de l’océan Indien, le projet de réseau régional d’AMPs évoqué dans cette introduction sera présenté plus en détails comme l’aboutissement d’une ambition commune de fédérer les connaissances et les expériences en matière de conservation à l’échelle régionale (1). Par la suite, les 48 AMPs de la COI seront présentées pour chaque pays membre et une brève description des contextes environnementaux socio-économiques et politiques dans lesquels elles s’inscrivent sera effectuée. Enfin, une typologie des AMPs de la COI sera proposée en fonction des logiques de conservation en présence (2).
Le chapitre 3 s’intéresse au cadrage scientifique et méthodologique du travail. Basé sur une analyse critique des méthodes utilisées dans les AMPs de la région pour suivre les dynamiques sociales (1), le positionnement scientifique de la thèse est précisé (2). Les postulats sur lesquels reposent les hypothèses de recherche, sont présentés et les concepts incontournables tels que l’acceptation sociale, un indicateur, le territoire, la territorialité ou encore les enjeux territoriaux sont discutés.
Pour finir, le chapitre 3 est l’occasion de présenter la démarche méthodologique suivie pour estimer l’acceptation sociale des AMPs (3). A travers un emboîtement d’échelles, les terrains étudiés sont, entre autres, présentés et les stratégies d’échantillonnage justifiées.La seconde partie ambitionne d’apporter des éléments de réponse à notre première problématique. Ainsi, vise-t-elle à tester et décliner notre démarche méthodologique au cas de la Réserve Naturelle Marine de La Réunion (RNM). Pour chaque type d’usager de la RNM, un diagnostic socio-économique est réalisé, permettant l’identification d’enjeux territoriaux. Sur cette base des indicateurs d’acceptation sociale sont proposés. Cette seconde partie s’organise ainsi autour de quatre chapitres, numérotés dans la continuité de ceux de la première partie.
Le chapitre 4 introduit cette démarche et s’attache à retracer l’historique de la mise en place de la RNM. Les opinions et perceptions actuelles des différents usagers et l’analyse de l’acceptation sociale ne peuvent effectivement pas être correctement abordées sans opérer un retour sur l’histoire des négociations ayant concouru à la mise en place de l’aire protégée. Ce chapitre s’inspire d’un corpus documentaire composé d’articles de presse, de documents d’archives et d’entretiens auprès d’acteurs clé et ambitionne de révéler les jeux et stratégies d’acteurs au cours de la période 1999-2007.
Le chapitre 5 s’intéresse aux usagers extractifs de la RNM, c'est-à-dire à toutes les activités reposant sur l’extraction de ressources (poissons, crustacés, poulpe, etc.) au sein de l’écosystème récifal. Les pêcheurs professionnels (1), les pêcheurs plaisanciers embarqués (2), les pêcheurs à pied (3) et les chasseurs sous-marins (4) sont successivement étudiés.
Le chapitre 6 fait écho avec le précédent puisqu’il s’intéresse aux usagers non-extractifs. Y sont abordés les pratiquants de sports de glisse (1), les plongeurs sous-marins (2), les usagers de la plage (3) et les activités de découverte du milieu (4).
Le chapitre 7 se propose de dresser une analyse critique de la démarche suivie à La Réunion pour estimer l’acceptation sociale. Les avantages et intérêts sont d’abord exposés (1) avant de présenter les limites (2), qu’elles soient intrinsèques à la méthode ou liée à la collecte des informations.
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La troisième partie contribue à répondre à notre seconde problématique. Elle pose la question de la généricité de la démarche développée à La Réunion. Elle tente de confirmer ou d’infirmer notre deuxième hypothèse de travail, laquelle suppose que le territoire est un filtre d’analyse générique qui permettrait de dépasser l’hétérogénéité des contextes locaux des îles de la région sud-ouest de l’océan Indien. Cette troisième partie s’organise en trois chapitres. Le chapitre 8 ambitionne d’appliquer la démarche mise en place à La Réunion au cas du parc marin de Mohéli (PMM). Après avoir dressé l’historique de sa création et relater l’excellence de la démarche de concertation (1), les résultats des enquêtes de terrain font l’objet d’une analyse débouchant sur l’élaboration d’un diagnostic socio-économique par village (2). Celui-ci fait apparaître un certain nombre de réalités propres à Mohéli, qui justifient l’impossibilité de poursuivre la démarche à l’identique, notamment de construire des indicateurs d’acceptation sociale (3). Le chapitre 9 propose de dépasser ces réalités locales et tente de démontrer que les dynamiques territoriales au sein des AMPs restent invariantes malgré l’hétérogénéité des contextes. Au gré des exemples du PMM (1) puis de l’AMP de Velondriake à Madagascar (2), leur rôle prépondérant dans la construction de l’acceptation sociale de l’AMP est présenté.Le chapitre 10 vient compléter cette analyse en présentant les facteurs contextuels complémentaires, indépendants des dynamiques territoriales, participant également à la construction de l’acceptation sociale. Ces facteurs relèvent de la gouvernance internationale des projets de conservation comme de la gouvernance locale. Sont successivement abordés la pérennité financière des AMPs (1), la création d’activités alternatives génératrices de revenus adaptées au contexte local (2) et le rôle primordial de l’Etat et de la Justice locale (3).
* *
*
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Première partie
L’Homme au coeur des Aires Marines Protégées, un sujet de recherche géographique
« L’histoire naturelle de l’Homme est inséparable de l’histoire humaine de la Nature ».
« Depuis plusieurs siècles en Occident, la nature se caractérise par l’absence de l’Homme, et
l’Homme par ce qu’il a su surmonter de naturel en lui ».
Philippe Descola, 2001
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Introduction de la première partie
Il est aujourd’hui largement admis que les Aires Marines Protégées (AMPs) constituent un outil indispensable pour la conservation des écosystèmes marins, notamment des récifs coralliens (Agardy et al., 2003 ; McClanahan et al., 2006). Longtemps abordées selon un unique point de vue biologique, les AMPs étaient considérées comme un succès dès lors que les conditions environnementales s’amélioraient et que les stocks halieutiques augmentaient (Sanchirico, 2000). Plusieurs études ont cependant montré que relativement peu d’usagers acceptaient réellement ces AMPs et qu’elles pouvaient donc représenter des échecs en termes sociaux (Christie, 2004 ; Oracion et al., 2005 ; Pelletier et al., 2005 ; Cinner et al., 2008). Or, il existe une étroite relation entre le succès écologique d’une AMP et son succès social (Pollnac et al., 2010). Le contexte social conditionne en effet la réussite durable d’une AMP en termes écologiques. C’est pourquoi il est indispensable de se poser la question de la place que l’on souhaite accorder à l’homme au sein des projets de conservation. C’est l’objet de cette première partie.
Composée de trois chapitres, elle vise à démontrer que l’étude des dynamiques sociales au sein des aires protégées, dont les AMPs sont des cas particuliers, est un sujet de recherche pertinent et innovant tant il a été peu abordé jusqu’ici (Depraz, 2008 ; Heritier et Laslaz, 2008). Bien que complexe, leur appréhension est pourtant nécessaire pour aider les gestionnaires dans leurs travaux quotidiens et ainsi améliorer la gouvernance de l’aire protégée. Majoritairement biologistes ou halieutes, ces derniers sont fréquemment confrontés à des problèmes d’ordre sociaux, dont la résolution dépasse leurs compétences. C’est pourquoi cette première partie tente de dresser l’état de l’art des connaissances et des expériences sur le sujet afin de justifier le positionnement scientifique et la méthodologie suivis dans cette thèse. Ainsi, la géographie et son approche territoriale constituent-elles un filtre d’analyse particulièrement adapté pour aborder la complexité des dynamiques sociales propres aux AMPs (Chartier et Rodary, 2007).
Le premier chapitre (Chapitre 1) est l’occasion d’effectuer une analyse historique par le biais de la mise en parallèle de l’évolution des logiques de conservation dans le monde et de la lente appropriation du paradigme environnemental par les sciences sociales, en particulier par la géographie. L’idée est ici de montrer que l’intérêt tardif des géographes pour la question de la conservation est à la fois subi et voulu mais qu’il n’en reste pas moins pertinent et justifié. Le second chapitre (Chapitre 2) se propose de présenter l’ensemble des AMPs de la région sud-ouest de l’océan Indien en se focalisant sur les pays membres de la COI. Pour ce faire, une typologie est réalisée selon l’une des deux logiques de conservation identifiées au cours du premier chapitre : « conservation-exclusion » ou « conservation-participation ».Pour finir, le troisième chapitre (Chapitre 3) présente la démarche géographique mise en place pour étudier l’acceptation sociale des AMPs. Basée sur une analyse critique des suivis socioéconomiques existants, notre positionnement scientifique est précisé (problématique, hypothèses,postulats et concepts) et la démarche méthodologique détaillée.
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Chapitre 1 - Aires protégées et sciences
humaines et sociales : quelle place pour la
géographie ?
Sommaire
1. Approche historique des logiques de conservation…………………………………… 27
1.1 La logique « éco-centrée » : histoire d’un échec……………………………………... 27
1.2 L’émergence de la notion de Développement Durable……………………………… 30
1.3 Vers une démarche participative……………………………………………………. 32
2. Les sciences humaines et sociales et le paradigme environnemental…………………….. 36
2.1 L’exclusion subie et voulue des sciences humaines et sociales………………………... 36
2.2 Un intérêt progressif pour les sciences humaines et sociales…………………………. 37
2.3 Une demande croissante en sciences humaines et sociales…………………………... 40
3. La géographie au coeur de la gestion des aires protégées………………………………... 43
3.1 Des conflits de géographes………………………………………………………….. 43
3.2 Vers une géographie de la conservation ?...................................................................................... 44
3.3 La géographie culturelle : toile de fond de la thèse…………………………………... 47
Introduction
L’histoire de la conservation de la biodiversité a été ponctuée de sommets, déclarations et
conférences qui ont façonné au cours du temps les logiques de création et de gestion des aires
protégées. L’analyse chronologique de ces dernières renvoie à celle des douloureux rapports entre
sciences biologiques et sciences humaines et sociales. La conservation est en effet, une thématique de
recherche qui n’a longtemps intéressé que les sciences dîtes « dures », la logique sous-jacente étant
entièrement « éco-centrée ». Depuis peu, quelques géographes en font cependant leur sujet de
recherche et commencent à revendiquer l’existence d’une Géographie de la Conservation.
Par le biais d’une approche diachronique, ce premier chapitre ambitionne donc de positionner la
géographie au sein des problématiques de conservation de la biodiversité. Il propose une mise en
parallèle de l’histoire des logiques de conservation de la biodiversité (1) avec l’appropriation
progressive des problématiques environnementales par les disciplines de sciences humaines et
sociales (2), avant de resituer la géographie au coeur de la gestion des aires protégées (3).
Il convient de préciser que ce chapitre ne prétend nullement faire figure d’étude épistémologique
de la conservation et des aires protégées. Il a vocation à fournir l’indispensable cadrage historique au
travers duquel les rapports entre les sciences sociales, et plus particulièrement la géographie, et la
conservation seront abordés.
1. Approche historique des logiques de conservation
Considérée par Chartier et Rodary (2007) non pas simplement comme une procédure de
gestion de la nature, mais également comme un domaine de l’action politique, la conservation
représente une des formes les plus extrêmes de matérialisation des exigences environnementales
(Chartier et Rodary, 2007). Ces auteurs la considèrent donc comme « l’excroissance par laquelle
l’écologie s’est le plus galvaudée ». Ainsi, les aires protégées représentent-elles les outils réglementaires
qui tendent à s’imposer pour décliner localement les politiques de conservation décidées à l’échelle
nationale voire internationale. Depuis la fin du XIXème siècle, ces dernières ont connu de profonds
bouleversements au gré des expériences menées et de l’évolution des mentalités, bouleversements
qui ont façonné les modes de gestion des aires protégées.
1.1 La logique « éco-centrée » : histoire d’un échec
L’histoire des aires protégées remonte à 1872, date de la création du parc de Yellowstone,
premier parc national aux Etats-Unis. Dans la région sud-ouest de l’océan Indien, c’est en Afrique du
sud que le premier parc naturel, le parc Kruger, voit le jour en 18982. Jusqu’à la fin des années 1960,
la logique qui guide la création des aires protégées sacralise la nature. Elle est dite éco-centrée
(Hatem, 1990). Cette logique vise deux objectifs : soustraire la nature des menaces anthropiques
quand elles existent, puis recouvrir les qualités supposées originelles de la nature. Ainsi, l’isolement
d’îles de nature sous la forme d’aires protégées s’appuie-t-il essentiellement sur des outils
réglementaires visant à exclure les activités humaines (David, 1998).
a) Critères esthétiques et pratiques : les balbutiements des aires protégées
Au commencement, cependant, le choix des espaces à protéger s’appuyait uniquement sur des
critères esthétiques, faisant ainsi abstraction du paradigme anthropique (Thomassin, 2005). Les
conclusions alarmantes sur l’avenir de la planète et le rôle dévastateur des activités humaines sur
l’environnement n’effleuraient alors que de très loin les préoccupations des gouvernements
nationaux et des organisations internationales. Les parcs étaient installés sur des espaces naturels
vierges, là où le paysage était remarquable et surtout, loin des foyers de population. A propos des
aires protégées en Afrique, Benoit (1998) affirme d’ailleurs que la plupart des sites identifiés étaient
situés au coeur des anciens no man’s land guerriers (Benoit, 1998). La stratégie de l’Etat, unique
initiateur des projets de conservation à cette époque, visait à geler le foncier non pas pour le
contrôler mais davantage pour préserver son état sauvage remarquable.
Rapidement, cette logique fut dépassée du fait de la croissance démographique et fut remplacée
par une approche plus pratique de la conservation. La légitimation des pratiques coloniales et
aristocratiques puis, à la suite de la décolonisation, le développement conjoint du tourisme
international et de la demande largement occidentale de conservation des grands mammifères, furent
autant de raisons qui justifièrent la création d’aires protégées durant la première moitié du XXe
siècle (Rodary, 1998). En Afrique, les premières aires protégées furent d’ailleurs des réserves de
chasse, dans lesquelles les habitants avaient l’interdiction d’exploiter l’espace, entièrement dévoués
aux grands mammifères et aux chasseurs blancs (Benoit, 1998).
2 Créé en 1898 sous la forme d’une petite réserve animalière (Sabie Game Reserve), il ne devient parc
national qu’en 1926 après avoir subit de multiples agrandissements et s’étend aujourd’hui sur près de 2 millions
d’hectares.
29
b) Prise de conscience environnementale et mise sous cloche de la Nature
A partir de l’après-guerre et jusqu’à la fin des années 1960, une succession d’évènements
historiques ont concouru à renforcer cette approche éco-centrée. On peut citer notamment le
phénomène Hiroshima qui, à partir de 1945 fait peser sur l’Humanité la menace d’une catastrophe
nucléaire (Boutaud, 2005). Le succès retentissant du film « Le Monde du silence » de Jacques-Yves
Cousteau et Louis Malle en 1956 témoigne de la prise de conscience des ravages causés par les
activités anthropiques sur l’environnement. Autre évènement marquant, en juillet 1969, à
l’occasion de la mission Apollo XI, l’homme marcha pour la première fois sur la lune et contempla la
terre depuis un autre astre. Cet événement historique, largement rediffusé par les médias, fit prendre
conscience de l’immensité de l’univers, de la dimension dérisoire de la Terre et suscita de
nombreuses réflexions sur sa finitude.
Le catalyseur de ces craintes fut la publication du rapport Meadows en 1972. Commandité par
le club de Rome, ce rapport, intitulé « les limites de la croissance », expose les résultats des
simulations issues du premier modèle réalisé du monde (Meadows et al., 1972). Ce système Monde,
élaboré par J.W. Forrester se compose de six grands ensembles en interrelations : la population,
l’espace géographique, les ressources naturelles, le capital investi, la fraction de ce capital consacré à
l’agriculture et la pollution (Aracil, 1884). Considérant la croissance économique comme le principal
outil pour résorber le sous-développement qui affecte nombre de pays de la zone intertropicale, le
modèle teste l’application au monde entier du modèle de développement américain et conclut à un
effondrement global du système. La planète n’a pas assez de ressources naturelles pour faire face à la
croissance démographique qui l’affecte et à la pollution générée pour permettre à l’ensemble des
humains de bénéficier de l’american way of life. L’avenir de l’humanité passe donc par une
modification radicale des modèles de développement en vigueur (David, 2008).
C’est dans ce contexte qu’a lieu la première conférence sur les Parcs Nationaux à Seattle en
1960. Ceux-ci sont en effet les seuls modèles d’aires protégées existants à cette époque. 12 ans plus
tard se tient le sommet sur « l’Homme et l’environnement » à Stockholm en 1972, au
cours duquel émerge officiellement la question des relations homme/nature. L’homme est mis en
cause dans les dégradations avérées de l’environnement et est désormais considéré comme une
menace pour la nature. A ce sujet, David et al. (1999) ajoutent que « (…) pour de nombreux
participants au Sommet de la Terre, il est du devoir de l’homme de soustraire de ses méfaits une partie de
celle-ci (la nature) afin de léguer aux générations futures des sanctuaires représentatifs des différents
écosystèmes de la planète. Cette logique de « l’arche de Noé » va inspirer la mise en place de stratégies de
protection de l’environnement par la conservation axées sur la création de parcs naturels et d’aires
protégées » (David et al., 1999, p.4). Ce premier Sommet de la Terre est sans aucun doute, l’occasion
d’officialiser l’approche éco-centrée et de promouvoir la mise sous cloche d’un espace vidé de
son occupation humaine comme modèle de conservation de la nature. Il permet également la
diffusion à l’échelle internationale d’une vision considérant les rapports entre les sociétés humaines et
leur milieu sous l’angle des relations « prédateur / proie », où les hommes sont les prédateurs et les
ressources naturelles : les proies (Thomassin et David, 2009). Ainsi, les dynamiques socioéconomiques
locales, les pratiques de gestion des ressources naturelles en place, les différents types
d’usage associés à une ressource et les connaissances des acteurs locaux sont-ils largement ignorés.
c) L’approche éco-centrée : un constat d’échec
Dans le cas du Parc Kruger, cette logique de conservation a entraîné l’expulsion de toutes les
tribus qui y vivaient. Les débuts de l’histoire des aires protégées ont ainsi vu les populations locales
totalement écarté des instances de gestion et de formulation des politiques environnementales,
quand elles n’étaient pas simplement exclues de leurs lieux de vie (Constantin, 1988). Cet exode
forcé, appelé également « déguerpissage », incite d’ailleurs Beuret (2006) à se demander « s’il faut
voir le parc comme ce qui est à l’intérieur du périmètre et permet la gestion de la faune et de la flore ou s’il
ne s’agit pas d’un parc humain, constitué par la zone qui entoure le parc, dans lequel les hommes sont
30
cantonnés pour être privés de tout accès aux ressources dont ils vivaient auparavant » (Beuret, 2006, p.38).
Les réfugiés de la conservation, tels qu’on les surnomme, se voient soustraits à leurs terres
contre leur gré, soit par la force, soit par toute une gamme de mesures moins coercitives. Les
méthodes les plus douces sont appelées soft éviction (expulsion douce) ou volontary resettlement
(recolonisation volontaire), notion tout à fait contestable (Muller, 2007).
Si ce modèle de conservation stricte est de moins en moins appliqué aujourd’hui, certains
témoignages attestent des ravages économiques, sociaux et culturels qu’il a pu et peut encore
entraîner (Encadré 1-1). L’Organisation des Nations Unies (ONU), l’Union Internationale pour la
Conservation de la Nature (UICN)3 et quelques anthropologues ont estimé que le nombre de
réfugiés de la conservation pouvait varier entre 5 millions et plusieurs dizaines de millions. Tandis que
C. Geiser, sociologue à l’Université de Cornell, s’est penché sur les déplacements de population en
Afrique et est convaincu que le nombre de réfugiés sur ce seul continent dépasse les 14 millions
(Muller, 2007).
“Nous sommes désormais des ennemis de la conservation”, a déclaré le chef massaï Martin Saning’o
lors d’une session du Congrès mondial de la nature organisée en novembre 2004 sous l’égide de
l’UICN à Bangkok. Au cours des trois dernières décennies, les nomades massaïs ont perdu une large
part de leurs pâturages au profit de projets de conservation dans tout l’est de l’Afrique. En fait, “au
début, les conservateurs de la nature, c’était nous”, a ajouté Martin Saning’o. Dans le silence qui a suivi, il
a calmement expliqué la façon traditionnelle dont les éleveurs de bétail, bergers et nomades, ont
toujours préservé leurs pâturages. Puis il a tenté de comprendre l’étrange démarche de préservation
de la nature qui a plongé son peuple dans la misère – plus de 100 000 Massaïs ont été expulsés du
sud du Kenya et des plaines du Serengeti, en Tanzanie. Comme les Twas, les Massaïs n’ont pas
bénéficié de compensations adéquates. Leur culture est en train de disparaître et ils vivent dans la
misère. “Nous ne voulons pas vous ressembler”, a poursuivi Martin Saning’o devant une assemblée de
visages blancs choqués. “Nous voulons que vous nous ressembliez. Nous sommes ici pour changer vos
mentalités. Vous ne pouvez pas protéger l’environnement sans nous.”
Encadré 1-1 : Témoignage sur les effets de la conservation par le chef Massaï Martin Saning’o.
(Source : Muller, 2007)
De ces démarches « top-down »4, ou descendantes en français, qui émanent des hautes sphères
nationales voire internationales et qui viennent imposer la réalité d’un espace protégé à une
communauté locale sans l’inclure dans le projet, on tire un constat d’échec. En découlent des
conflits liés à l’accès aux ressources naturelles, appelés aussi conflits d’appropriation (Descola, 2008), et
des perturbations des rapports homme-nature, premiers effets conduisant à des phénomènes
d’exclusion sociale et de dégradation environnementale (Sébastien et Brodhag, 2004). Il est certain
qu’une population installée depuis des générations sur un espace, que l’on déguerpit violemment sans
prévoir de compensations ou de solutions alternatives acceptables ne peut que désavouer et
s’opposer au projet de conservation. De réfugiés, ils deviennent ennemis de la conservation et,
pour survivre ou éviter d’avoir à s’exiler, enfreignent délibérément les règles de protection. En
l’absence d’un système de surveillance et de contrôle performant, nécessitant d’importants moyens
humains et financiers, ces nouvelles pratiques, qualifiées de braconnage, condamnent l’aire protégée
à ne pouvoir atteindre les objectifs de protection de l’environnement.
Les leçons tirées de l’échec, notamment économique et social, des logiques de conservation de la
première partie du XXème siècle ont progressivement entrainé une prise de conscience des grands
organismes internationaux dictant les recommandations globales en matière de création d’aires
protégées. Ainsi, l’UICN créée dès 1948 sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies pour
3 Egalement appelée Union Mondiale pour la Nature
4 Egalement appelées « gestion directe » par Beuret (2006) lorsque le gestionnaire, ici l’Etat, acquiert des
droits de propriété sur l’espace à protéger de manière à appliquer une gestion qui réponde à ses propres
objectifs.
31
l’Education, la Science et la Culture (UNESCO), est-elle un des acteurs clé dans la formulation du
concept de Développement Durable qui émerge timidement dans les années 1970. Ce nouveau
concept, qui tente de concilier protection de l’environnement et développement économique et
social, marque un tournant considérable dans la conception même de la conservation.
1.2 L’émergence de la notion de Développement Durable
a) Un Développement Durable à 2 piliers : une approche anthropo-centrée ?
Dès le début des années 1970, une vague contestataire composé d’intellectuels prend forme afin
de dénoncer les dérives de la société de consommation et les dangers de la croissance sur l’avenir de
l’humanité. Ce mouvement gagne rapidement la société civile. En témoignent la création de
nombreuses Organisations Non Gouvernementales (ONG) écologistes telles que Les amis de la Terre
en 1970 et Greenpeace en 1971 (Boutaud, 2005). Rapidement, les Nations Unies se positionnent en
tant que médiateur et organisent, dans le courant des années 1970, une série de conférences
internationales (Founex en 19715, Stockholm en 1972 et Coyococ en 19746) pour préparer les
négociations autour du binôme « environnement – développement » qui fait tant débat. La
conférence de Stockholm est la plus connue. Alors qu’elle officialise l’approche éco-centrée en
accusant l’homme d’être une menace pour l’environnement, elle porte également aux yeux du
monde entier la nécessité urgente de trouver des alternatives afin d’allier concrètement les
nécessités de développement socio-économique et celles du respect de l’environnement. M. Strong,
secrétaire général de la conférence, fait publiquement connaître le nouveau concept
d’Ecodéveloppement, émanant de différents auteurs dont Ignacy Sachs. Ce dernier le définit comme
une stratégie de développement, fondée sur l’utilisation judicieuse des ressources locales et du
savoir-faire paysan applicable aux zones rurales isolées du tiers-monde (Sachs, 1980). Ce concept, qui
pose pourtant les bases du futur Développement Durable, ne connaîtra qu’un succès modéré.
Il faut attendre 1980 et la publication de la Stratégie Mondiale de la Conservation7 pour
que le concept de Développement Durable voit le jour. La Stratégie constate que les problèmes de
l'environnement ne peuvent être résolus que par un effort à long terme et par la conciliation active
des objectifs de l'environnement et du développement. Elle prône un type de développement qui
prévoit des améliorations réelles de la qualité de la vie des hommes et en même temps conserve la
vitalité et la diversité de la Terre. Le but est un développement qui soit durable. À ce jour, cette
notion paraît utopique, et pourtant elle est réalisable. De plus en plus nombreux sont ceux qui sont
convaincus que c'est notre seule option rationnelle (UICN et al., 1980).
Dans la foulée, la négociation menée par les Nations Unies est relancée 10 ans après Coyococ,
avec la création, en 1983, de la Commission Mondiale sur l’Environnement et le Développement
(CMED), présidée par Madame Gro Harlem Bruntdland. En ressort, en 1987, le célèbre rapport
Brundtland, intitulé « Notre avenir à tous » (Our Common Future) qui fait la synthèse des points
de vue recueillis tout au long des quatre années de travail de la CMED. C’est le premier document
officiel à proposer une définition du Développement Durable (ou « soutenable » lorsque que l’on
opère une mauvaise traduction du sustainable development anglais) : « Le développement soutenable est
un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures
5 La conférence de Founex avait pour objectif de préparer la conférence de Stockholm. Elle donne lieu à la
publication du rapport Founex, mettant en exergue la montée en puissance des problèmes environnementaux
liés aux activités humaines. Le contraste entre pays du Nord et pays du Sud concernant la prise de conscience
environnementale est également mentionné, ces derniers étant plus préoccupés par la question de la
satisfaction des besoins vitaux des populations locales.
6 A l’occasion du symposium du PNUE et du CMUED à Mexico en 1974, la déclaration de Coyococ
permet de recentrer le débat autour de la question du développement. L’accent est mis sur un certain nombre
de dérives liées à la mauvaise utilisation des ressources naturelles et les modèles traditionnels de
développement sont ainsi remis en cause.
7 La Stratégie Mondiale de la Conservation est lancée en 1980 par le Programme des Nations Unies pour
l’Environnement (PNUE), créé lors du Sommet de Stockholm, le WWF et l’IUCN, avec le concours de
l’UNESCO et de la FAO.
32
de répondre aux leurs. (…) Au sens le plus large, le développement soutenable vise à favoriser un état
d’harmonie entre les êtres humains et entre l’homme et la nature » (CMED, 1988). Ainsi, l’émergence de
ce nouveau concept est-il le fruit d’un long processus de consultation dont l’aboutissement atteste du
passage d’une vision éco-centrée de la conservation à une vision plus anthropo-centrée qui place la
nature au service de l’homme à qui elle fournirait ressources et cadre de vie (Veyret, 2004). Elle
symbolise le dépassement de ce qu’Aubertin appelle « le stade de confrontation tranchée entre
utilitaristes et conservationnistes » (Aubertin et al., 1998).
L’analyse de Sébastien et Brodhag (2004) montre pourtant que même si la dimension sociale du
développement durable apparaît déjà à cette époque à travers la notion d’ « harmonie entre êtres
humains » qui traduit une nécessaire cohésion sociale, « lorsqu’il s’agit de lister les impératifs stratégiques
du développement durable, l’harmonie entre êtres humains se transforme vite en accès aux besoins essentiels
et la dimension sociale paraît engloutie dans le mélange confus de la protection de l’environnement et du
développement économique » (Sébastien et Brodhag, 2004, p.3). Ainsi, jusqu’au Sommet de la Terre de
Rio en 1992, qui marque l’aboutissement des réflexions menées depuis plus de 20 ans, le
développement durable est-il fondé sur deux piliers : l’environnement et le développement économique.
C’est au sein de ce dernier qu’il faut chercher la dimension sociale qui reste encore bien confuse.
b) La sensibilisation au service de l’adhésion et du respect des règles
L’émergence du concept de développement durable dans les discours internationaux sur la
conservation de la biodiversité est à l’origine de la prise de conscience relative à l’importance de la
consultation des populations locales. Autrefois ignorées, elles occupent progressivement une place
de plus en plus importante au sein des projets de conservation touchant leur territoire (Chartier et
Sellato, 1998). Avec le programme Man And Biosphère (MAB), l’UNESCO avait ouvert cette voie
dès le début des années 1970. Ce programme visait à développer une base de recherches
multidisciplinaires pour améliorer les relations de l'homme avec son environnement. A partir de
1976, 300 réserves de biosphère, dans 76 pays sont reconnues. Selon l’UNESCO (1987), ces réserves
sont « des lieux reconnus par le MAB, dans lesquels les communautés locales sont activement impliquées
dans la gouvernance et la gestion, la recherche, l’éducation, la formation et le suivi, cela dans l’intérêt à la fois
du développement socio-économique et de la conservation de la biodiversité » (MAB UNESCO, 1987). Elles
n'excluent donc pas la présence de l'homme mais permettent au contraire l'étude des interactions
de l'homme avec la nature. Toutes se structurent selon un modèle auréolaire dont le centre se
compose d’une zone sanctuaire. En périphérie, on trouve une zone dédiée au développement des
populations locales dans le respect de la protection de l’environnement. L’espace intermédiaire est
qualifié de tampon.
La logique de conservation qui guide ce type de programme est celle de l’association des
populations locales par le biais de la sensibilisation et de l’éducation à l’environnement. Pour avoir
quelques chances d'être atteint, l'objectif de conservation de la nature demande d'abord que les
populations locales comprennent le fonctionnement de leur environnement et soient convaincues de
l’intérêt et de la nécessité de la protéger, l’idée étant que leurs modes de vie soient respectés, et que
leur soit garanti un développement économique. Sans parler, à ce stade, de démarche participative, les
communautés locales sont consultées dans un but précis : leur présenter et leur expliquer le projet
afin qu’ils y adhèrent et respectent les nouvelles réglementations (Thomassin, 2005). L’approche est
bonne puisqu’elle permet, par la sensibilisation et l’explication des règles d’usage du territoire,
d’assurer une relative pérennité de l’aire protégée.
Cependant, la communauté ne reste qu’associée au projet. Elle n’a pas à intervenir dans les prises
de décision ou dans la conception même des réglementations. Ses savoirs et logiques ne sont pas pris
en compte et l’unique participation qui leur est accordée est l’adhésion au projet. Beuret (2006) parle
ainsi de « démocratie représentative », à ne pas confondre avec la démocratie participative. Cette
logique peut donc encore être assimilée à une démarche descendante dans laquelle les
décideurs cherchent une légitimité d’intervention et une assurance de réussite sur le terrain.
33
1.3 Vers une démarche participative
a) Les limites d’une simple « association » des communautés locales
La simple « association » des communautés n’a pas fait ses preuves et ses limites sont rapidement
apparues. Pour expliquer cet échec, Bationo propose plusieurs pistes (Bationo, 1998). Tout d’abord,
il considère que les communautés locales ne sont consultées que de trop loin dans la conception des
projets et dans le choix des actions en leur faveur. Il prend l’exemple de la coopération technique et
financière qui s’opère trop souvent dans les hautes sphères étatiques et internationales, reléguant, au
mieux, les communautés locales au rang de « bénéficiaires de seconde main ». Il insiste donc sur
l’importance de les impliquer dès le départ, dans toutes les étapes du projet.
Il met également en cause le décalage existant entre le modèle occidental véhiculé sur le terrain
par les ONG et les organisations internationales, et le modèle traditionnel des communautés locales.
Ce décalage serait à l’origine d’ « une incompréhension paralysant le dialogue entre les deux parties en
présence et d’un déséquilibre dans la répartition des responsabilités » (p.289). Pour les ONG et les
organisations internationales, l’approche participative aurait pour objectif « de garantir un bien être
social favorable au bon déroulement du projet », alors que pour les communautés, « c’est le progrès
économique qui serait recherché avant tout ». Il est certain qu’une plus forte implication des
communautés locales dans les projets de conservation ne peut garantir la disparition de ce décalage.
Cependant, elle faciliterait le dialogue, permettrait une meilleure compréhension des deux côtés et
atténuerait donc la distance existant entre les deux discours.
Portés par des acteurs extérieurs au territoire, les projets de conservation de la nature ignorent
souvent les dynamiques socio-économiques locales, les pratiques de gestion des ressources
naturelles en place, les différents usages associés à une ressource et les connaissances des acteurs
locaux (Gomez-Pompa et Kaus, 1992). Pourtant, les exemples témoignant d’une gestion durable des
ressources naturelles par des communautés traditionnelles ne manquent pas. Sébastien et Brodhag
(2004, p.7) affirment ainsi que « l’établissement collectif d’une série de règles sociales permet la mise en
place d’un régime de propriété commune assurant la disponibilité sur le long terme des ressources
collectives ». Ces propos s’inspirent de la théorie développée par Elinor Ostrom qui a notamment
montré que des collectivités pouvaient gérer de manière économiquement optimale un bien commun
– dans notre cas, un écosystème - sans conduire à son effondrement. Elle propose notamment la
création d’un cadre institutionnel novateur basé sur la gestion collective et non plus sur les droits
de propriété individuels ou étatique (Ostrom, 1990).
Il ne s’agit pas ici de défendre l’idée selon laquelle les acteurs locaux ont toujours évolué en
harmonie avec la nature, mais simplement de souligner le fossé existant entre les présupposés de
certains conservationnistes et la réalité du terrain. Une meilleure prise en compte des hommes
vivant sur ce territoire, de leurs logiques de fonctionnement, de leurs besoins et de leurs attentes est
une condition nécessaire pour résorber ce fossé. Ce n’est pas une simple association des
communautés, passant notamment par des opérations de sensibilisation à la protection de
l’environnement, qui peut fournir ces connaissances aux décideurs.
b) la gestion participative, nouveau modèle de gouvernance des aires protégées
Le Sommet de la Terre de Rio en 1992 et la publication de la Convention sur la
biodiversité marquent un tournant en matière de gouvernance des aires protégées. Trois axes
prioritaires sont dégagés : la conservation de la diversité biologique, son utilisation durable et le
partage juste et équitable des bénéfices découlant de l'exploitation des ressources génétiques. Ainsi
l’intérêt des communautés locales est-il considéré au même titre que ceux des autres acteurs, les
retombées des projets devant également leur bénéficier. La conférence de Rio est aussi l’occasion
34
d’instituer le concept de gestion intégrée de l’environnement. Cette dernière est « le premier pas
vers la bonne gouvernance qui place d’emblée les populations locales au coeur du dispositif de
gestion, sans naïveté idéologique, en tant qu’acteurs politiques, en tant que citoyens »
(Herrenschmidt et Clua, 2006). Les processus de gestion intégrée doivent permettre une
compréhension plus approfondie des stratégies d’acteurs, une meilleure adaptation des outils ainsi
qu’une réelle interaction entre acteurs locaux et acteurs institutionnels.
En quelques années, la gestion des espaces protégés change donc de mains et s’oriente vers une
gestion participative. Autrefois, elle était confiée exclusivement aux services spécialisés des États
(administration des eaux et forêts, de l’environnement ou des parcs nationaux…). L’État était
considéré comme le seul garant de l’intérêt général et, à ce titre, gérait ces espaces seul, et souvent
contre tous ceux qui pouvaient, à ses yeux, les dégrader. Ce type de gestion autoritaire est
remplacée par une certaine ouverture et une vision pluraliste des responsabilités et compétences des
acteurs concernés par les espaces protégés (Thomassin, 2005). L’émergence de nouveaux acteurs sur
les scènes internationales et locales a considérablement modifié les conditions de prise de décision et
de gestion des espaces protégés. Dorénavant, les communautés locales ou riveraines, les
organisations non gouvernementales locales et internationales et les autorités élues ou coutumières
sont souvent des parties prenantes actives dans les processus de décision. De nouveaux acteurs,
comme les opérateurs touristiques ou économiques, s’y intègrent peu à peu (Babin, 2003).
Ce mouvement général trouve son expression dans les recommandations du Sommet Mondial
pour le Développement Durable de Johannesburg en 20028 au cours duquel un troisième pilier est
ajouté à la définition du développement durable pour former le célèbre triptyque économique –
social – environnement. Certains ajoutent même un quatrième pilier, la dimension culturelle, qui
peut être englobé dans le social. Un an plus tard, ce sommet est relayé par le Congrès Mondial des
Aires Protégées de Durban (2003). Réunie tous les 10 ans sous l’égide de l’UICN, cette assemblée
fait un bilan critique de la situation des aires protégées mondiales et définit les objectifs prioritaires
de la prochaine décennie. L’une des principales recommandations est celle d’établir avant 2012, un
réseau mondial d’aires protégées marines et côtières dont la gestion dépasse la juridiction
nationale. L’idée étant de favoriser l’association de tous les acteurs, y compris les communautés
locales, aux différentes étapes (de la conception au partage des avantages) par des processus de
participation (Dahou et al., 2004). Ceux-ci sont le socle d’une nouvelle gouvernance des aires
protégées qu’il est recommandé de mettre en place comme déclinaison locale des principes du
développement durable.
Les logiques de gouvernance descendantes (ou « top-down »), dénoncées dès 1996 par la
Commission européenne lors de la conférence de l’Organisation des Nations Unies (ONU) sur les
établissements humains, laissent ainsi la place aux démarches ascendantes (ou « bottom-up »)
basée sur une gestion collaborative (ou « co-management »). Les décisions en matière de gestion des
ressources naturelles sont progressivement décentralisées et confiées aux communautés locales. Ce
transfert de compétences a nécessité une organisation à l’échelle locale, donnant lieu à la création
d’organisations communautaires (ou « Community-Based Organizations », CBO). Dans la région
sud-ouest de l’océan Indien, de nombreux exemples de CBO pour la gestion des ressources marines,
ont vu le jour. Le Beach Management Unit (BMU) au Kenya, en est une illustration. Dans les années
1990, le ministère kenyan des Pêches commence à développer un cadre légal permettant le partage
des responsabilités en matière de pêche avec les communautés locales (Cinner et al., 2008). Ces
dernières sont alors regroupées au sein d’un forum d’usagers, le BMU. Depuis 2006, les BMUs sont
responsables de la gestion des zones de débarquement des pêches. Ils sont également impliqués dans
les décisions relatives à la gestion durable des pêcheries (législation, collecte de données, résolution
des conflits, etc.). D’autres exemples de CBO peuvent être cités, comme les zones de gestion
8 A la suite du Sommet de Rio, des conférences internationales sont organisées tous les 5 ans : la
conférence de New York en 1997 et celle de Johannesburg en 2002. Le prochain Sommet de la Terre, prévu
en 2012, devrait se tenir à Rio de Janeiro au Brésil, 20 ans après le Sommet de Rio de 1992.
35
collaborative (ou « Collaborative Management Areas », CMA) en Tanzanie (Wells et al., 2010) et la
Gestion Locale Sécurisée (GELOSE) à Madagascar (Babin et al., 2002).
Ces expériences de gestions collaboratives conservent cependant encore certaines lacunes en
termes d’efficacité de la conservation (Agrawal et Gibson, 1999). Cinner et al. (2008) cite notamment
les faiblesses relatives au suivi des ressources et à la surveillance des usages. Il insiste également sur le
manque de flexibilité de certains accords de co-gestion. Dans le cadre de la GELOSE par exemple, la
gestion des pêcheries est uniquement envisagée par le biais de la fermeture permanente de zones de
pêche, alors qu’il existe une forte demande en réserves tournantes. On assiste alors à l’émergence
de CBO locale, en dehors du cadre législatif malgache et non reconnue à l’échelle nationale.
Les faiblesses et les avantages respectifs des approches descendantes et ascendantes posent la
question de la bonne gouvernance des aires protégées. Si les grandes instances de l’UICN
recommandent de combiner ces deux approches pour parvenir à une bonne gouvernance, elles ne
proposent pas pour autant, de méthodes opérationnelles pour y parvenir (Kelleher, 1999 ; IUCNWCPA,
2008). La réflexion est donc actuellement en cours et fait l’objet de nombreux ateliers de
travail lors des conférences internationales. En témoigne l’atelier intitulé « Governing MPAs – A
guide to getting the balance right » qui s’est tenu lors de l’International Marine Conservation Congress à
Washington en Mai 2009. Des débats autour de la notion de bonne gouvernance, en sont ressortis
trois approches, chacune caractérisée par un ouvrage de référence :
• La logique administrative qui induit une forte intervention de l’état permettant la résolution des
conflits d’usage et le respect de la réglementation. Cette logique est prônée dans l’ouvrage
« Requiem for Nature » (Terborgh, 2004).
• La logique économique qui répond à la loi du marché et qui est détaillée dans l’ouvrage
« Capturing carbon and conserving biodiversity. The Market approach » (Swingland, 2003). Cette
logique a fait naître la thématique de recherche sur les services écosystémiques, l’idée étant de
donner une valeur aux actifs naturels.
• La logique participative, centrée sur l’homme et l’intérêt du public est décrite dans l’ouvrage
« Nature Unbound : Conservation, Capitalism and the Future of Protected Areas » (Brockington
et al., 2008).
La gestion collaborative basée sur la combinaison de ces trois logiques a ainsi été présentée
comme l’archétype de la bonne gouvernance. Elle permettrait de combiner une gestion locale avec
l’intervention de l’Etat, dont le rôle passerait de « contrôleur » à « facilitateur », tout en favorisant le
développement d’outils économiques. Pourtant, cette solution n’est pas encore admise par tous.
Certains la considèrent comme une réaction à une trop forte intervention passée de l’Etat tandis que
d’autres pensent la participation comme une nouvelle tyrannie qui masquerait le contrôle de l’Etat
derrière des partenariats avec des ONGs.
En guise de synthèse, la Figure 1-1 schématise les logiques de conservation qui se sont succédées
depuis le début de l’histoire des aires protégées. Elle rappelle ainsi que l’émergence du concept de
Développement Durable au début des années 1980 (Stratégie Mondiale pour la Conservation puis
rapport Brundtland en 1987) a permis de passer d’une logique axée sur le binôme « conservationexclusion
», autrement appelé « conservation-répression » (David, 1998), au binôme « conservationassociation
». Il faudra ensuite attendre les années 1990, et notamment le Sommet de Rio, pour que
les communautés locales soient véritablement intégrées au processus de décisions et que le binôme
« conservation-participation » soit officialisé lors du Sommet de Johannesburg en 2002.
Côté français, les logiques de conservation suivent la même évolution. La première « réserve
naturelle », prise au sens actuel, remonte à 1913. Il s’agit d’une zone de protection de la population
de macareux moine présente sur l’archipel des Sept-Îles, en Bretagne, mise en place par la Ligue
Française pour la Protection des Oiseaux, créée un an auparavant.
36
Figure 1-1 : Synthèse de l’évolution des logiques de gestion des aires protégées
Par la suite, et jusqu’en 1992, la politique française de protection de l’environnement adopte une
démarche défensive et opportuniste face à la pression anthropique croissante sur le littoral, plutôt
qu’une démarche offensive et volontariste de création d’aires protégées à vocation purement
conservationniste. Ainsi, en 1960, la loi du 22 juillet relative à la création de parcs nationaux (Loi 60-
708), promulguée par décret le 31 octobre 1961 (n°61-1195), permet-elle à la France de créer 3 ans
plus tard, ces deux premiers parcs nationaux, la Vanoise et le Parc National de Port-Cros. En 1971, la
France crée un Ministère de la protection de la nature et de l'environnement. Des avancées
législatives significatives sont permises en quelques années puisque le Conservatoire de l'espace
littoral et des rivages lacustres est créé en 1975 et en 1976, la loi relative à la protection de la nature
est adoptée.
1992 marque donc un tournant majeur dans la stratégie française de création d’aires protégées,
notamment avec la Directive CEE 92/43 concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de
la faune et de la flore sauvages. Elle prévoit notamment la création, d’ici 2004, d’un réseau écologique
européen pour la conservation des habitats naturels et des espèces d’intérêt communautaire (réseau
Natura 2000). La création de la Réserve Naturelle des Bouches de Bonifacio en 1999 est le témoin
de ce tournant (Musard, 2003).
Enfin, à la suite du Sommet de Johannesburg en 2002 et de la publication de la Convention sur
Biodiversité, la France édite sa Stratégie nationale pour la Biodiversité (2004). De celle-ci, découle
notamment le Plan d’Action Mer (2005) qui précise la stratégie nationale de création d’Aires Marines
Protégées pour les eaux métropolitaines (2007), la création d’un nouvel outil de protection dédié à la
mer, le Parc Naturel Marin (2006), la création d’une institution chargée de la mise en oeuvre de cet
outil, l’Agence des Aires Marines Protégées (2006) ainsi que la révision et l’élargissement de la loi
relative aux parcs nationaux de 1960 à celle du 14/04/2006 sur les parcs nationaux, les parcs naturels
régionaux et les parcs naturels marins.
Ainsi le cas des AMPs illustre-t-il l’orientation prise par la France dans les logiques de
conservation. Dans la plupart des cas, l’Etat reste à l’origine des projets et dans tous les cas, il
contrôle les décisions prises car il a compétence en mer. Les collectivités conservent des possibilités
d’initiative qui leur sont propres (Réserve Naturelle pour les Régions par exemple) et sont des
partenaires importants pour traiter de l’interface terre/mer. Les usagers (organisations socioprofessionnelles,
comités régionaux des pêches etc.) sont force de proposition et détiennent des
compétences en matière de gestion.
37
Les politiques publiques ont d’abord mis en place des mesures sectorielles pour gérer les usages
en mer mais se sont rapidement heurtées à de nombreux conflits. C’est pourquoi elles s’orientent
aujourd’hui vers des approches plus intégrées, telles que la Gestion Intégrée des Zones Côtières
(GIZC). Ainsi le nouveau statut de Parc Naturel Marin a-t-il vocation à favoriser cette approche
intégrée en conciliant des objectifs de protection de la nature et de développement durable des
activités humaines. Le Plan d’Action Mer prévoit ainsi de créer, d’ici 2012, une dizaine de parcs
naturels marins (8 en métropole et 2 en outre-mer). A ce jour, le Parc Naturel Marin d’Iroise (2007)
et celui de Mayotte (2010) sont officiellement créés.
2. Les sciences humaines et sociales et le paradigme
environnemental
Par sciences humaines et sociales, on entend en général un ensemble de disciplines diverses et
hétérogènes, telles que, par exemple et dans le désordre, la sociologie, l'économie, l'ethnologie,
l'anthropologie, la psychologie, l'histoire, la géographie, les sciences politiques, les sciences
administratives, le droit, etc. Les sciences humaines ont pour objet d'étude ce qui concerne les
cultures humaines, leur histoire, leurs réalisations, leurs modes de vie et leurs comportements
individuels et sociaux, tandis que les sciences sociales s’attachent à étudier les sociétés humaines,
entités distinctes regroupant les humains pour des motifs divers. Les sciences humaines et sociales
s'opposent ainsi aux sciences de la nature. Après avoir longtemps été exclues de la recherche sur la
conservation de la biodiversité, elles connaissent depuis la fin des années 1980 un intérêt nouveau
pour cette thématique. Leur réelle intégration dans des programmes interdisciplinaires se révèle
pourtant longue mais la contribution des différentes disciplines n’est, aujourd’hui, plus à prouver tant
l’efficacité des aires protégées est conditionnée par des facteurs sociaux et économiques. Au final, il
existe un synchronisme évident entre l’évolution des logiques de conservation et l’appropriation
progressive des problématiques environnementales par l’ensemble du corpus des sciences sociales.
D’autres causes, souvent intrinsèques aux disciplines, nous sont cependant apparues comme facteurs
explicatifs de cette appropriation tardive.
2.1 L’exclusion subie et voulue des sciences humaines et sociales
Jusqu’au début des années 1980, les sciences humaines et sociales (SHS), dans toute leur
diversité, s’avèrent quasi absentes des programmes de recherche relatifs à la conservation. Il faut dire
que la logique même de création des aires protégées, à cette époque, n’incite pas les scientifiques à
investir ces problématiques. Cette mise à l’écart est à la fois subie, du fait du postulat écologique
opposant fermement l’Homme à la Nature, mais également voulue, pour différentes raisons relevant
du positionnement des SHS.
a) Mise à l’écart des SHS contre montée en puissance des sciences naturelles
La logique éco-centrée qui a prévalu jusqu’au début des années 1980 envisage, en effet, le réel de
manière binaire en distinguant, voire en opposant, la Nature et l’Homme. Ainsi la première est-elle
perçue comme « un collectif autonome et objectif d’êtres et de choses » et le second, « comme un individu
en lutte pour ne pas être assimilé à ce collectif » (Delahaye et Garcier, 2004). Descola ajoute, à ce sujet,
que « depuis plusieurs siècles en Occident, la nature se caractérise pas l’absence de l’homme, et l’homme par
ce qu’il a su surmonter de naturel en lui » (Descola, 2001). Alors que l’on a cherché pendant longtemps
à « socialiser la nature de manière à accroître le bien-être de l’homme », la nécessaire sauvegarde de
l’environnement renverse l’ordre des priorités et l’on assiste à un mouvement qui cherche, cette fois
ci, à « naturaliser la société dans ses moindres interstices » (Latour, 1991).
38
Ce retournement de situation n’est pas sans conséquence sur la hiérarchisation des disciplines
les une par rapport aux autres. On assiste à une mise à l’écart des SHS voulue par la montée en
puissance de l’intérêt pour les sciences de la nature (Henry et Jollivet, 1998). L’analyse des rapports
sociaux devient secondaire au vu des problèmes de sauvegarde et de dégradation de la biosphère
(Kalaora, 1998). L’Homme est ainsi considéré comme le perturbateur et le destructeur d’un ordre
naturel qu’il convient de protéger et les chercheurs en sciences naturelles sont ainsi perçus comme
les seuls légitimes à travailler sur des problématiques environnementales. Le divorce entre
humanistes et naturalistes est donc bien réel et l’organisation même de l’enseignement au Collège de
France témoigne de la scission entre les sciences de la nature et les sciences de la culture, que le
XIXème et le début du XXème siècle ne cesseront d’approfondir (Descola, 2001).
b) Les problèmes d’environnement : « des gadgets écologistes »
L’absence des SHS dans les problématiques environnementales résulte également d’une faible
appropriation de la thématique, voulue par les chercheurs de l’époque. Il existe plusieurs raisons
justifiant ce constat.
C’est dans les années 1970, en parallèle du développement du mouvement écologiste aux Etats-
Unis, que le concept d’environnement émerge. Il se révèle, dès sa naissance, peu adapté au
langage des chercheurs en SHS, ni aux objets sur lesquels ils ont l’habitude de travailler (Henry et
Jollivet, 1998). Pour certains, l’environnement est perçu comme un terme non scientifique dont la
définition est floue, abstraite et bien trop générale (Godard, 1992). Il faut dire que les questions
environnementales sont, alors, posées par les sciences de la nature et qu’elles n’ont donc rien à voir
avec l’état d’avancement des connaissances et des débats scientifiques des disciplines sociales et
humaines (Kalaora, 1993). Sentant que leur intervention ne peut se situer qu’en aval des sciences
naturelles et que leurs problématiques doivent être commandées par ces dernières, les chercheurs
en SHS refusent cette position sous influence et rejettent de fait, l’idée de s’investir dans les questions
environnementales. Ce positionnement est particulièrement exacerbé en France où, selon Henry et
Jollivet (1998, p.9), « les problèmes d’environnement ont longtemps été perçus (…) comme des gadgets
écologistes. S’intéresser à l’environnement était considéré comme manquer de sérieux (…) C’était donc,
pour les chercheurs, accepter de ne plus figurer dans la liste de thématiques majeures de leur discipline ».
Godard (1992) complète cette analyse en proposant des causes conjoncturelles pour expliquer
l’absence des SHS. Il rappelle que l’émergence de la thématique environnementale s’est effectuée au
même moment que l’essor de la société industrielle et urbaine. « La plupart des recherches s’est donc
centrée sur le devenir des espaces ruraux face à ce développement industriel, en terme de rentabilité, laissant
les problématiques environnementales comme celles de la pollution associée ou de la gestion des ressources
naturelles, à l’écart » (Godard, 1992, p.197). Il poursuit en disant qu’un temps d’assimilation de ces
nouvelles problématiques a été nécessaire pour que les chercheurs parviennent à passer d’une
inscription ruraliste à une inscription environnementaliste.
Si l’appropriation du concept d’environnement a posé problème aux chercheurs en SHS,
l’émergence du Développement Durable, concept se voulant intégrateur des dimensions naturelles et
humaines, marque un tournant décisif dans l’intérêt progressif porté aux SHS, bien qu’il continue à
soulever de nombreux débats.
2.2 Un intérêt progressif pour les sciences humaines et sociales
Sans être intégrés aux programmes sur la conservation de la biodiversité, les chercheurs français
en SHS commencent dès les années 1970, de leur propre initiative, à se préoccuper de la
problématique environnementale. En parallèle, la recherche en écologie évolue et les thématiques
migrent de l’espèce au système et du strict inventaire à la dynamique des peuplements (Barbault,
39
2007). Les écologues, habitués à raisonner sur une nature dont ils excluent l’intervention humaine,
commencent à s’interroger sur cette dernière. Pour la grande majorité, l’homme reste perçu comme
un simple prédateur. En témoigne l’ouvrage de référence de Ramade, Eléments d'écologie appliquée,
action de l'homme sur la biosphère, qui place l’homme comme acteur premier de la dégradation de la
biodiversité (Ramade, 1974). Duvigneaud fait cependant exception puisqu’il consacre un chapitre
entier à l’anthroposphère dans son ouvrage La synthèse écologique (Duvigneaud, 1974) et qu’il tente,
dès les années 1980, de lier les composantes physiques et biologiques d’un écosystème avec celles
qui relèvent des aspects socio-culturels.
a) La double contribution des économistes
Les premières recherches en SHS sont essentiellement menées par des économistes. Ceux-ci
s’intéressent soit aux énergies et aux problèmes climatiques planétaires, soit à l’économie
du développement, autour des concepts d’éco-développement et de développement durable (Henry et
Jollivet, 1998). Ainsi les économistes sont-ils les premiers chercheurs en SHS à être intégrés dans des
programmes traitant d’aires protégées. Leur apport se veut double.
Il s’agit tout d’abord d’engager une réflexion sur la valeur économique de la nature afin
notamment, de fournir des arguments chiffrés, plus explicites que des indicateurs de biodiversité, aux
décideurs et aux bailleurs de fonds. L’idée étant de les intéresser aux questions environnementales et
de les inciter à s’engager dans le financement de nouveaux projets. Cette première contribution
relève de l’économie de l’environnement, discipline qui prend son essor à la suite de l’article de
Constanza et al. (1997) consacré à la valeur économique des écosystèmes de la planète, envisagé
comme un capital naturel (David et al., 2007). L’étude des interactions complexes entre l’économie
humaine et le fonctionnement des écosystèmes éveille pourtant l’intérêt de certains économistes dès
la fin des années 1980. C’est notamment le cas de Weber qui introduit l’Environnement dans la
comptabilité nationale et initie, de ce fait, dès 1986 l’Ecole française de comptabilité du patrimoine
naturel, institution qui ne s’est malheureusement pas imposée à l’échelle internationale (Weber,
1986).
Le défi que doivent relever les économistes de l’environnement est de parvenir à donner une
valeur à un écosystème alors que les services et les fonctions que ce dernier est susceptible de
rendre, échappent à toute évaluation monétaire dans la mesure où ils ne font pas l’objet de
transactions sur un marché. Pour y parvenir, la notion de prix est placée au centre de la réflexion sur
la valeur d’un écosystème en considérant que l’évaluation environnementale se ramène à une
question de préférence (assimilable à une demande) des agents pour l’utilisation ou la conservation
d’un bien naturel. La valeur de ce bien peut alors être estimée en fonction d’un prix révélé soit par le
comportement des usagers de l’écosystème en question (méthodes des coûts de transport ou des
prix hédonistes), soit par un consentement à payer pour l’utilisation ou la conservation de celui-ci.
Ces méthodes reviennent donc à créer artificiellement un marché qui n’existe pas mais s’attachent à
n’évaluer qu’une partie de la valeur économique de l’écosystème9. Pour contourner ces biais et
proposer une mesure globale, la notion de valeur économique totale d’un bien naturel (VET) est
introduite au début des années 1990. Elle est aujourd’hui, couramment utilisée par une majorité
d’économistes de l’environnement. La VET se décompose en quatre valeurs distinctes (David et al.,
2007) :
• la valeur d’usage qui se rapporte à l’ensemble des usages qui sont fait de l’actif naturel. Elle
peut être directe lorsqu’elle s’exprime sous la forme d’un bien de consommation, ou indirecte
lorsqu’elle s’exprime sous la forme de services écologiques ou économiques ;
• la valeur d’existence qui correspond à la valeur que porte un individu à l’existence d’un milieu
naturel sans en avoir un usage présent ou futur. Elle est estimée par le biais de l’évaluation
contingente qui permet d’estimer les sommes que la population consent à payer pour la
préservation de l’état actuel du milieu en question ;
9 La méthode des coûts de transport s’applique par exemple essentiellement à l’activité touristique
40
• la valeur d’option qui s’attache à estimer ce qu’un individu est prêt à payer pour maintenir
l’option d’usage futur du milieu. Elle peut être assimilée à une prime d’assurance payée en avance
pour se garantir d’un futur incertain ;
• la valeur de legs qui correspond à la projection dans le futur de la valeur d’existence.
La contribution des économistes à également vocation à évaluer les conséquences
économiques d’une aire protégée sur la population locale. L’ambition est de fournir des
indicateurs économiques attestant de la durabilité des projets de conservation. L’évaluation
économique du bien être matériel est perçue comme l’unique moyen d’évaluer le bonheur des
populations locales et la durabilité du développement n’est abordée que sous l’angle économique. La
maximisation de la production de richesses est assimilée au garant du meilleur ordre social et donc
de l’efficacité de la protection de l’environnement. Beuret (2006, p.12) cite Say pour résumer
l’approche de l’époque : « le point de vue économique embrasse tout l’état social. L’intérêt et l’économie
embrasse toute la loi sociale. L’économie politique, en un mot, est toute la science sociale ».
b) l’interdisciplinarité instrumentalisée
L’organisation et l’ouverture institutionnelle des recherches en SHS sur l’environnement sont
liées à la création du Programme Interdisciplinaire de Recherche sur l’Environnement (PIREN), initié
en 1979 par le CNRS10. C’est en effet à cette époque qu’émerge la nécessité de promouvoir
l’interdisciplinarité au sein des problématiques de conservation de la biodiversité. Pour ce faire, le
PIREN se fixe pour objectif de faire converger les différentes disciplines de SHS, pour mieux les
mobiliser, pour les organiser dans une démarche générale centrée sur la question de l’environnement
et pour les mettre en phase avec les recherches déjà initiées du côté des géosciences, des sciences
de la vie et de l’ingénieur (Henry et Jollivet, 1998). Des appels d’offre spécifiques aux SHS sont créés
pour inciter les chercheurs à s’investir sur la thématique de la conservation. En parallèle, les
écologues reconnaissent de plus en plus l’importance d’une véritable approche interdisciplinaire en
revisitant la notion de nature via la médiation environnementale (Kalaora, 1998).
Si le programme MAB de l’UNESCO a été l’occasion de voir émerger de beaux succès d’études
interdisciplinaires (Brookfield, 1980), l’intérêt progressif porté aux SHS n’est pourtant pas la preuve
d’une réelle reconnaissance de leur nécessaire contribution à la gestion environnementale. Il est,
pour beaucoup de chercheurs, une stratégie permettant d’attester auprès des bailleurs de fonds,
d’une dimension éthique et humaniste des projets de conservation. L’association d’un chercheur en
SHS à une équipe majoritairement constituée d’écologues, devient une condition pour obtenir
des financements. De plus, son rôle est souvent réduit à celui de convaincre la population locale
du bien fondé des aires protégées afin qu’elles ne viennent pas entraver leur bon fonctionnement.
Telle est du moins, la conception de certains chercheurs, rapportée par Whyte, sur la place des
sciences sociales dans les programmes MAB de l’UNESCO : « les spécialistes des sciences sociales
peuvent jouer un rôle utile auprès de la population en expliquant et en faisant accepter les projets
gouvernementaux » (Whyte, 1982).
c) Mobilisation pour une nouvelle science en réponse à l’appel d’Heidelberg
Le Sommet de Rio en 1992 marque, une fois de plus, un tournant important dans cette
conception, lorsque l’association Global Chance11 se mobilise pour répondre à l’appel d’Heidelberg.
Cet appel, rédigé par Michel Salomon et signé par plus de trois mille scientifiques et universitaires,
dont 72 récipiendaires du Prix Nobel, dénonce « l’émergence d’une idéologie irrationnelle qui s’oppose au
progrès scientifique et technique et nuit au développement scientifique et social » (Salomon, 1992).
10 Centre National de la Recherche Scientifique
11 Global Chance est une association de scientifiques qui s’est donné pour objectif de tirer parti de la prise
de conscience des menaces qui pèsent sur l’environnement global pour promouvoir les chances d’un
développement mondial équilibré
41
L’imprécision de « l’idéologie irrationnelle » évoquée, a engagé une vive polémique au sein du monde
scientifique et incité les chercheurs travaillant sur les problématiques de la conservation à se
positionner. Le message est effectivement compris comme : « faisons confiance à la science et à
l’industrie pour résoudre l’ensemble des problèmes, évitons de les brider par des fausses considérations
humanistes ». Les nombreuses réponses signées par l’association Global Chance ou publiées à titre
individuel, ont été l’occasion de faire émerger une « nouvelle science » qui n’est en fait qu’une
concrétisation des ambitions énoncées 13 ans auparavant par le PIREN. Barrère affirme à ce propos
qu’ « une telle science, par nécessité interdisciplinaire et en résonance permanente avec les individus,
apparaît comme un préalable indispensable à toute décision en matière d’environnement et de
développement. Pour que l’après Rio ait un sens, les scientifiques doivent la construire » (Barrère, 1992). Les
grands principes énoncés en réaction à l’appel d’Heidelberg peuvent se résumer par :
• Une opposition à « l’intégrisme scientifique » en affirmant que la recherche est au service de la
société, que son rôle est d’apporter des éléments permettant la prise de décision - et non pas de
dicter les décisions - et qu’elle doit éviter tout dogmatisme en se gardant d’énoncer des
certitudes lorsque les faits ne sont pas étayés de manière indiscutable ;
• Un positionnement affirmé pour le rapprochement de toutes les disciplines scientifiques comme
gage d’une bonne compréhension de l’environnement et d’une construction de nouveaux modes
de développement. A ce titre, Barrère (1992) ajoute que « la fameuse tour d’ivoire des chercheurs
s’écroule avec les sciences de l’environnement. Comment promouvoir les réserves naturelles uniquement
pour préserver les espèces, quand les sciences sociales sont présentes pour rappeler que toute tentative
n’a de sens que si elle rétablit l’équilibre entre l’homme et la nature ? »
Les nombreuses réactions à l’appel d’Heidelberg mobilisent des chercheurs de toutes les
disciplines, qu’elles soient naturelles ou qu’elles relèvent des SHS. Ainsi, cette prise de position
témoigne-t-elle d’une appropriation réelle des problématiques environnementales par les
SHS et de la reconnaissance grandissante de leur légitimité par les sciences naturelles. Elle entraîne
un nécessaire élargissement du champ des recherches en SHS avec de nouvelles contributions
apportées par la géographie, l’histoire, l’anthropologie, les sciences politiques etc., couplé à une
montée en puissance de programmes de recherche dans lesquels l’interdisciplinarité n’est plus un
mythe.
2.3 Une demande croissante en sciences humaines et sociales
Depuis une vingtaine d’années, la nécessité d’une réelle participation des populations locales
comme gage d’efficacité et de réussite des aires protégées est communément admise. L’expérience a
montré que l’objectif de protection de la biodiversité était trop souvent mis en péril par des
problèmes d’ordre sociaux et économiques, dont la résolution dépasse souvent les compétences des
gestionnaires. Il en résulte une demande croissante de recherches en SHS et un besoin nouveau
d’opérationnalité au service de la gestion des aires protégées.
a) Diagnostic socio-économique et concertation : un besoin en SHS
L’analyse des programmes scientifiques de l’International Marine Conservation Congress (IMCC -
Washington, Mai 2009) et du 6ème congrès de la Western Indian Ocean Marine Science Association
(WIOMSA – La Réunion, Août 2009) témoigne de l’importance progressive de la place accordée aux
SHS dans les conférences internationales sur la conservation de la biodiversité. 30 à 40% des sessions
portent sur des problématiques économiques et/ou sociales, telles que la gestion des petites
pêcheries, les dynamiques sociales des usages, l’éducation, le renforcement des capacités locales, les
services écosystémiques, le financement des aires protégées, les CBOs, l’efficacité des aires
protégées et/ou leur gouvernance. En outre, la première conférence spécialement dédiée aux
sciences sociales au sein des espaces protégés a été organisée en septembre 2009, à l’initiative de
42
l’Université de Chambéry. Son intitulé est évocateur des problématiques abordées : « Espaces
protégés, acceptation sociale et conflits environnementaux ».
Ainsi, la thématique environnementale a-t-elle induit des innovations au sein des problématiques
abordées par les sciences sociales (Kalaora, 1998). Les chercheurs sont de plus en plus sollicités pour
réaliser des diagnostics socio-économiques, chargés de dresser un portrait des populations en
présence (composition des ménages, cadre de vie, revenus, etc.), de leurs usages, de leurs
perceptions du milieu et de leurs opinions sur les problèmes qu’ils rencontrent et les solutions qu’il
faudrait y apporter. En parallèle, leur intervention s’étend rapidement aux techniques de
concertation, thématique qui a largement contribué à rendre légitime l’environnement comme
objet de recherche en SHS (Labranche et Warin, 2003). Enfin, et depuis peu, ces chercheurs
commencent à s’intéresser à l’efficacité des politiques publiques et tentent de déblayer le terrain
de la gouvernance des aires protégées.
b) Quand l’opérationnalité des résultats hiérarchise les sciences
Malgré la diversité et la complexité des thématiques abordées par les différentes disciplines de
SHS, il persiste encore une hiérarchisation dans la légitimité des sciences à fournir des
résultats opérationnels, notamment dans l’esprit des décideurs et des gestionnaires pour qui les
données scientifiques font référence. Bénéficiant d’un recul de plusieurs décennies sur les
problématiques environnementales, les sciences de la nature, en particulier la biologie, ont en effet
acquis de nombreuses méthodes permettant d’évaluer la biodiversité d’un milieu et de suivre son
évolution au fil des années. Leur perfectionnement au cours du temps a permis de fournir des
indicateurs sur l’état de santé d’un écosystème, informations parlantes et facilement appropriables
pour les décideurs.
De la même manière, les sciences économiques ont rapidement été mises à contribution pour
fournir des arguments chiffrés sur la valeur environnementale d’un milieu naturel ou sur l’activité
économique dégagée de son exploitation. Traduits sous forme monétaire, ces arguments ont une
forte valeur opérationnelle aux yeux des décideurs et des bailleurs de fonds et placent les sciences
économiques en seconde position sur l’échelle de légitimité des sciences, pour l’aide à décision en
matière de conservation.
En queue de peloton, les sciences telles que la géographie, la sociologie ou encore
l’anthropologie, ont pris du retard dans le développement de recherches finalisées sur les
thématiques environnementales. A leur décharge, les sujets auxquels elles s’intéressent, comme
l’acceptation sociale, la résolution des conflits, la concertation ou encore la gouvernance, reposent
sur des informations essentiellement qualitatives, telles que des opinions, des perceptions ou des
histoires de vie, qu’il est difficile, parfois impossible et souvent réducteur, de transcrire sous la forme
d’indicateur chiffré. Les résultats obtenus n’en restent pas moins fondamentaux pour orienter les
prises de décisions. Mais leur nature qualitative les réduits trop souvent à des informations de second
rang, de contexte. Ainsi, l’exigence croissante, de la part des bailleurs de fonds et des décideurs, de
réponses de type déterministe, permettant de hiérarchiser les causes à un problème précis (Jollivet,
1992) a-t-elle du mal à être satisfaite par ces disciplines tant la nature même des sujets des
recherches en sciences sociales semble peu s’y prêter.
c) Réponses des SHS aux besoins d’opérationnalité
Pour répondre à ce besoin d’opérationnalité, des méthodologies et des outils voient tout de
même le jour. On peut citer notamment l’ingénierie sociale de Kaloara, qui propose l’observation
des comportements sociétaux sur le terrain « pour remettre constamment dans la discussion publique ce
qui est monopolisé abusivement par les scientifiques, les décideurs et parfois les médias » (Kalaora, 1998,
p.98) et élaborer des réponses adaptées aux problèmes environnementaux. Ou encore la
43
recherche-action – ou recherche participante - qui permet, à partir d’un recueil de données
identifiées et collectées au plus près des acteurs, de monter des actions, de mobiliser les potentiels
existants et de redynamiser les acteurs d’un territoire. Fondée par K. Lewin au début des années
1940, cette démarche favorise la production d’informations qualitatives et/ou quantitatives avec
l’élaboration d’un diagnostic afin de répondre aux enjeux et dynamiques des parties prenantes,
d’obtenir une meilleure évaluation des problèmes et, conjointement, de trouver des réponses plus
rapides et mieux adaptées. Elle émane d’une demande sociale et induit une nécessaire restitution des
résultats à l’échelle locale.
Depuis une dizaine d’années, et face au dénuement des gestionnaires, un certain nombre de
manuels chargés, entre autres, de guider l’élaboration de suivis socio-économiques en appui aux aires
protégées ont été publiés. The Society for Conservation Biology s’est chargée de référencer l’ensemble
des outils existants à l’échelle internationale, sur leur site internet:
http://www.conbio.org/workinggroups/sswg/catalog/. Un panel d’approches et de méthodologies sont
proposées par des disciplines aussi diversifiées que l’anthropologie, l’économie, les sciences de
l’éducation, la géographie humaine, les sciences de gestion, les sciences politiques, la psychologie ou
la sociologie.
L’objectif ici n’est pas de dresser une liste des différentes méthodes utilisées par les sciences
sociales, mais de montrer que malgré le retard accumulé par la lente appropriation des
problématiques environnementales et la difficulté de formaliser des données en majorité qualitatives,
les chercheurs tentent de s’adapter aux besoins exprimés par les opérationnels et développent
progressivement un panel de méthodes « clé en main », chargées d’assister les gestionnaires dans la
collecte et l’analyse d’informations sociales.
Le positionnement des sciences sociales dans l’échiquier de la recherche sur la conservation de la
biodiversité, s’est fait progressivement, en parallèle de l’évolution des logiques de gestion des aires
protégées à l’échelle internationale. Aujourd’hui, la majorité des disciplines s’est appropriée le
paradigme environnemental comme objet d’étude et il est communément admis que l’amélioration
de l’efficacité des aires protégées n’est possible qu’en intégrant les dynamiques sociales des
populations locales.
Il persiste tout de même une hiérarchisation dans les sciences. En témoignent la constitution des
équipes de gestion d’aires protégées, majoritairement, voire totalement, constituées de biologistes. Si
l’interdisciplinarité s’est progressivement instituée dans les équipes de recherche, elle ne l’est pas
encore sur le terrain, ce qui explique des orientations de gestion parfois peu adéquates. Il faut dire
que la lente appropriation des problématiques environnementales par les SHS n’a pas favorisé la
formation de jeunes chercheurs spécialisés dans la gestion d’aires protégées. Rares sont les diplômes
universitaires qui intègrent cette pluridisciplinarité. On assiste aujourd’hui à une pénurie de
personnes formées en SHS dédiées à la conservation.
Cependant il serait faux de penser que cette pénurie explique l’absence de sociologue ou de
géographe dans les équipes de gestion d’aires protégées. Un apriori sur la capacité des SHS à être
opérationnelles subsiste, alors que la démarche scientifique des biologistes apparaît bien plus
objective donc plus fiable. Ces derniers n’ont pourtant pas plus de compétences en gestion et bien
moins d’expérience en termes de concertation et de gestion des conflits – pourtant les principales
préoccupations d’un gestionnaire - que n’importe quel ressortissant des SHS. Mais les mentalités
mettent du temps à changer, nous l’avons vu avec la construction du concept de Développement
Durable. Les chercheurs en SHS montrent progressivement que leur contribution à la gestion des
aires protégées peut être tout aussi opérationnelle que celle des sciences de la nature. Laissons le
temps. Il fait bien les choses…
44
3. La géographie au coeur de la gestion des aires protégées
Les relations qui se nouent entre les hommes et leur environnement ont depuis toujours retenu
l’attention des géographes. Elles sont l’objet de nombreuses recherches par le biais des concepts de
milieu et de paysage sans que celui d’environnement ne soit utilisé. Ainsi la géographie française de la
fin du XIXème et du début du XXème siècle ne parvient-elle pas à considérer la question
environnementale comme faisant ontologiquement corps avec son champ d’intervention. Elle n’arrive
pas « à capitaliser un savoir propre sur l’environnement » (Chartier et Rodary, 2007, p.37). A l’image des
autres disciplines de SHS, la géographie ne s’approprie ses thématiques qu’au début des années
199012. Outre le problème de l’éco-centrisme de la conservation qui exclu la plupart des disciplines
de SHS, les causes de ce retard s’avèrent également intrinsèques à la géographie.
3.1 Des conflits de géographes
Le retard avéré de la recherche en géographie sur cette problématique résulte à la fois de
bouleversements internes à la discipline, mais également de l’image généraliste et opportuniste qu’elle
renvoie.
a) Des changements internes à la discipline
Le déterminisme allemand a constitué la pensée dominante en géographie jusqu’au début du
XXème siècle. Développé par F. Ratzel et C. Ritter, il se base sur le fait que l’homme est déterminé
par le milieu dans lequel il vit et doit se développer. Ainsi ce courant considère-t-il que toute cause
naturelle produit une conséquence sociale. En réaction à ce courant, P. Vidal de la Blache propose
une nouvelle version du déterminisme, appelée également possibilisme, qui considère que le milieu ne
détermine pas les sociétés humaines mais qu’il leur offre plutôt des possibilités face auxquelles
l’homme peut faire des choix qui influencent le développement. Ainsi, il n’y a pas de déterminants
géographiques mais des possibilités que l’homme choisit ou non d’ « utiliser ». La nature propose,
l’homme dispose. Le déterminisme vidalien permet donc à la géographie française de se détacher
de cette vision strictement naturaliste sans pour autant proposer un appareillage méthodologique
(Claval, 2001 ; Chartier et Rodary, 2007). Jusqu’à la fin des années 1950, il fonde d’ailleurs l’unité et
l’homogénéité de la géographie française, symbolisées par la forte reconnaissance à l’international de
l’Ecole française de géographie.
Sous l’influence grandissante des courants géographiques internationaux13, les années 1960
marquent un tournant dans la discipline avec l’émergence de la Nouvelle Géographie, appelée
aussi géographie quantitative, qui s’impose face aux nombreuses critiques de la géographie régionale
vidalienne14. Mathieu affirme à ce propos que cette dernière est alors perçue « comme une géographie
de caractère subjectif à laquelle on ne peut accorder aucun crédit scientifique parce qu’elle n’est valable que
pour certaines époques et pour certains lieux » (Mathieu, 1992, p.144). S’opère alors un changement du
paradigme fondateur de la discipline qui passe de l’étude de la relation entre l’homme et la nature à
celle entre les sociétés et l’espace. La volonté de modéliser, d’expliquer et d’élaborer des lois dans
l’organisation spatiale des activités humaines se substitue aux analyses régionales. D’une définition de
la géographie comme « description de la surface de la terre et de ses habitants », elle devient « science
des interactions spatiales reposant sur l’usage des échelles, des réseaux, des modèles, des stratégies… »
12 Dans les années 1950, M. Sorre propose une orientation originale vers « une géographie biologique ». Il
ne fera cependant pas école.
13 Ces nouveaux courants sont notamment portés par des géographes tels que Peter Haggett au Royaume-
Uni, David Harvey et Peter Gould aux Etats-Unis.
14 La géographie régionale de Vidal de la Blache est un courant spécifiquement français, développé par le
biais de l’Ecole française de géographie. Il s’agit de traiter des spécificités régionales (idiographie), évitant ainsi
les dérives nomothétiques, mais tombant dans une connaissance encyclopédique (Wikipédia).
45
(Bailly et Ferras, 2001). Et Mathieu (1992, p.146) d’ajouter que « la création de la revue Espace
Géographique en 1972 est l’expression la plus remarquable du changement de paradigme et de méthode ».
Ce nouveau paradigme fait émerger de multiples courants de pensées que l’on peut rassembler en
deux filières principales :
• La géographie physique qui aborde l’environnement par le concept de milieu et s’attache à
reconstituer son évolution naturelle en ignorant l’action anthropique. Sont représentées ici les
spécialités comme la géomorphologie, la climatologie, l’hydrologie ou l’océanographie ;
• La géographie humaine qui, en abandonnant les concepts de milieu et de paysage, s’intéresse aux
sociétés humaines et à l’organisation qu’elles font de l’espace. Appelée « géographie sociale hors
sol » par Chartier et Rodary (2007), les géographes tentent de théoriser le changement spatial via
des analyses quantitatives des processus sociaux. Sous la dénomination de géographie humaine,
sont regroupés des courants aussi diversifiés que la géographie urbaine, celle des transports, du
tourisme, de la santé, la géopolitique ou encore la géographie culturelle etc.
Ainsi, jusqu’à la fin des années 1970, la géographie à l’échelle internationale et particulièrement
française, est-elle en proie à des bouleversements de fond, relatifs à l’émergence de nouveaux
courants de pensée. Le besoin de restructuration et de redéfinition des concepts fondateurs de la
discipline, l’enlise dans un conflit entre géographie physique et géographie humaine qui l’empêche de
s’investir sur les problématiques environnementales. A ces problèmes d’ordre épistémologique,
viennent se greffer des changements institutionnels dans la discipline qui renforcent ce clivage. L’unité
avérée du début du siècle est en effet concomitante avec le peu de postes de géographe ouverts dans
les universités françaises. Dans la plupart, un seul et unique poste existe et l’heureux élu est en
charge d’enseigner la discipline dans sa complexité et sa diversité. Avec l’avènement de la Nouvelle
Géographie dans les années 1960, s’ouvrent de nombreux postes universitaires dans le but de créer
de nouveaux départements de géographie. Les géographes s’engagent alors dans « un processus de
distinction interne en spécialités de plus en plus pointues et de plus en plus dissociées dans la pratique »
(Mathieu, 1992, p. 145).
b) Une image généraliste et opportuniste
En plus du conflit historique entre géographes « physiciens » et « humanistes », cette vague de
spécialisations à outrance contribue à brouiller l’image renvoyée par la géographie. Ses objets de
recherche, ses méthodes et ses outils se multipliant, la singularité de sa contribution à la recherche
en matière de conservation de la biodiversité n’en est que moins lisible. La géographie est perçue
comme une science trop généraliste, qui ne possède pas de sujet d’étude propre. Il lui est
reproché d’être opportuniste et peu innovante car elle semble puiser son inspiration dans les
fondements théoriques des autres disciplines de SHS. L’addition des différentes spécialités internes à
la discipline n’apparaît pas unifiée autour d’une même problématique. Sa légitimité à faire avancer la
recherche est donc remise en cause et expliquerait la sous représentation des géographes dans les
projets de conservation de la biodiversité. Ainsi, malgré cette prédisposition à englober les
dimensions naturelles et sociales, le géographe a-t-il du mal à se positionner dans les projets
interdisciplinaires car - et c’est un comble – son paradigme fondateur l’est déjà trop. Alors que cette
spécificité aurait dû lui accorder le rôle de médiateur au sein des réflexions inter-sciences, elle
complexifie la lecture et la compréhension de la science géographique.
3.2 Vers une géographie de la conservation ?
L’étude de la relation entre l’homme et la nature représente le paradigme fondateur de la
géographie. Malgré ces conflits, la géographie reste donc un archétype de la pluridisciplinarité et
développe des concepts et des outils intégrant cette bipolarité. Peu reconnue, la géographie détient
cependant des spécificités avérées, utiles pour améliorer la conservation de la biodiversité.
46
a) La géographie : archétype de la pluridisciplinarité
Science de transition étudiant la relation des sociétés à leur environnement, la géographie est la
seule discipline de sciences sociales à prendre expressément en compte dans son approche le milieu
naturel (Marchand, 1986). Cette bipolarité en fait un archétype de la pluridisciplinarité sur le
front des rapports entre sciences sociales et sciences de la nature (Mathieu, 1992). En témoigne la
difficulté de la situer au sein du délicat découpage des disciplines : en France, la géographie est
rattachée au corpus des sciences humaines et sociales alors que dans les universités allemandes et
dans plusieurs universités américaines, elle a été institutionnalisée avec les sciences de la vie. Ainsi les
frontières disciplinaires varient-elles selon les pays, voire même selon les époques (Rhein, 2003).
L’un des précurseurs ayant étudié les rapports entre les hommes et leur environnement naturel
est d’ailleurs le célèbre géographe Alexandre de Humboldt qui, de 1799 à 1804, parcouru l’Amérique
centrale et l’Amérique du Sud. Dans sa leçon inaugurale pour la chaire d’Anthropologie de la nature,
Descola (2001, p.1) le présente comme le fondateur de la géographie comme science de
l’environnement : « (…) lorsqu’il étudiait un phénomène en géologue ou en botaniste, c’était pour le lier aux
autres phénomènes observables dans le même milieu, sans en exclure les faits historiques et sociologiques, et
pour s’employer ensuite à éclairer les relations ainsi dégagées par la considération de situations analogues
dans d’autres régions du monde ». Ainsi, l’étude de la relation entre les sociétés et la nature est-elle
omniprésente dans l’ensemble des textes des grands géographes de la seconde moitié du XIXème
siècle, textes qui contribuent à la fondation de l’Ecole française de géographie dont la réputation
internationale fut incontestable dans les années 1900 (Luginbühl et Muxart, 1998). Sur les traces de la
géographie régionale de P. Vidal de la Blache, on peut également citer la large contribution du
géomorphologue E. de Martonne.
Avec la diffusion de l’approche systémique dès les années 1950, de nouveaux concepts à
l’interface entre sciences naturelles et sciences sociales émergent. Le géosystème, défini par
Vergnolle-Mainar (2004, p.2) comme « un concept permettant d’analyser les combinaisons dynamiques de
facteurs biotiques, abiotiques et anthropiques associés à un territoire » (Vergnolle-Mainar, 2004), est
introduit en France par Bertrand et Beroutchachvili à la fin des années 1970 (Bertrand et
Beroutchachvili, 1978 ; Beroutchachvili et Rougerie, 1991). En 1992, J-W Lapierre propose le
sociosystème tandis que l’anthroposystème apparaît en 2003, fruit de la collaboration entre différents
chercheurs. Lévêque et Muxart (2004, p.2) définissent l’anthroposystème comme « une entité
structurelle et fonctionnelle prenant en compte les interactions sociétés-milieux, et intégrant sur un même
espace un ou des sous-systèmes naturels et un ou des sous-systèmes sociaux, l’ensemble co-évoluant dans la
longue durée » (Levêque et Muxart, 2004). L’anthroposystème inclut l’écosystème, plus ou moins
anthropisé et le socio-système qui en est une partie intégrante et non pas extérieure. Enfin, l’écosocio-
système est proposé par Goffin, dès 1993, et désigne un système aux éléments multiples dont
les deux principales composantes sont, d’une part l’écosystème, c'est-à-dire l’ensemble des éléments
biophysiques du milieu et, d’autre part, le sociosystème, combinaison des facteurs socio-culturels de
ce milieu. La dynamique de l’éco-socio-système résulte donc d’interactions complexes entre la
dynamique naturelle et la dynamique sociale (Corlay, 1995).
De la même manière, les outils d’analyse spatiale qu’utilise classiquement le géographe,
permettent de considérer les dimensions naturelles et sociales comme faisant parti d’un même
système au-delà des conflits interdisciplinaires. La carte et les Systèmes d’Information Géographique
(SIG) offrent en effet la possibilité de superposer différentes couches d’information, se rapportant
chacune à des champs disciplinaires distincts. Le géographe est alors en mesure de visualiser les
interactions entre ces couches et acquiert ainsi une vision globale du fonctionnement du système.
Pourtant, la géographie ne se positionne que tardivement sur les problématiques de conservation
de la biodiversité. Comme l’histoire ou l’anthropologie, elle fait parti des disciplines qui attendent le
47
début des années 199015 pour s’approprier cette thématique (Henry et Jollivet, 1998) et être
intégrées aux programmes interdisciplinaires. Si sa composante physique, étudiant les divers
compartiments des milieux naturels, s’est rapidement trouvée intégrée, la composante humaine a
beaucoup plus tardé à s’impliquer. Ainsi, les problèmes de l’interdisciplinarité se posent-ils au sein
même de cette discipline. Enlisée pendant plusieurs dizaines d’années dans des luttes internes, la
conservation de la biodiversité devient une opportunité de rétablir le dialogue entre spécialités de
géographie physique et celles de géographie humaine.
b) Les spécificités de la géographie pour la conservation de la biodiversité
Dans le Dictionnaire de la géographie, Lévy et Lussault (2003) identifient la « nouvelle
géographie de l’environnement » comme un des trois courants qui structurent actuellement la
géographie française (Lévy et Lussault, 2003). Même si ce courant n’est, selon leurs termes, « non
encore complètement identifié », Chartier et Rodary (2007) insistent sur le fait que le simple fait d’être
nommé représente une étape importante dans l’histoire de l’épistémologie de la discipline. Les
fondements de ce nouveau courant couvrent un champ large de concepts, tels que : pratiques,
sociétés locales, stratégies d’acteurs, usages, enjeux, conflits, savoirs, représentations, régime
d’appropriation, mécanismes de régulation sociale, modalités de concertation, valorisation
économique, protection juridique, arrangements institutionnels etc. (Luginbühl et Muxart, 1998 ;
Michon, 2003). L’ensemble de ces concepts n’appartient pas pour autant à la seule discipline
géographique mais est également utilisé par d’autres disciplines de SHS comme la sociologie,
l’anthropologie ou le droit. La géographie conserve cependant une approche qui lui est propre, basée
sur le concept de territoire.
Dès 1933, Demangeon met en avant la notion de « base territoriale des groupements humains ».
Il affirme que c’est précisément la considération de ce lien territorial qui différencie la méthode
géographique de la méthode sociologique. « Les sociologues ont trop tendance à méconnaître les relations
des hommes avec la terre, à traiter de l’homme comme si il était détaché de la surface de la terre »
(Demangeon, 1920) cité par (Barthélémy et Weber, 1989). La spécificité de la géographie par rapport
aux autres SHS est d’analyser systématiquement les rapports entre l’homme et la nature par le biais
du filtre territorial, condition qui, selon Luginbühl et Muxart (1998, p.48) permettrait « de lier les
systèmes naturels aux groupes sociaux ».
Abusivement utilisé par toutes les disciplines, le concept de territoire, possède une signification en
géographie qui lui est propre et qui fait toujours couler l’encre16. Il se réfère à un espace approprié
par un groupe social. Cette appropriation en fait une entité idéelle qui existe à travers les
représentations et les perceptions des individus qui l’occupent. Il est vecteur d’enjeux identitaires,
politiques et culturels forts, qui fondent la plupart des comportements des sociétés dans l’espace
(Bonnemaison, 2000). Ainsi, l’analyse de la territorialité constitue-t-elle une dimension essentielle
dans la compréhension des rapports entre les hommes et les espaces protégés et représente-t-elle
l’une des contributions majeures de la géographie à l’avancée des recherches en matière de
conservation de la biodiversité.
A ce sujet, Grenier (2000) propose une mise en parallèle de l’approche géographique et de
l’approche biologique et justifie ainsi l’existence d’une géographie de la conservation. Cette
dernière s’attacherait à l’étude des lieux qui, selon lui, « forment la texture durable, visible et vécue par
les populations, de l’organisation sociale de la Terre en espaces » (Grenier Christophe, 2000, p.337). Ils
sont l’expression de « la relation d’une société à l’espace et à la nature » (Berque, 1986). Ainsi comparet-
il le biotope utilisé en biologie évolutive comme habitat d’une communauté, au lieu qui serait l’une
des dimensions (« topique ») du milieu géographique, avec le biotope comme unité de base de la
15 La première vague d’appropriation lancée par le PIREN à la fin des années 1970 n’était ciblée que sur
trois disciplines : l’économie, le droit et la sociologie.
16 Le Chapitre 2 sera l’occasion de revenir de manière plus approfondie sur le concept de territoire
48
diversité biologique, intégré au sein d’un écosystème et le lieu comme unité de base de la diversité
culturelle, constitutif du territoire17. C’est cette géodiversité, « permettant la perpétuation des processus
de diversification tant biologiques que culturelle » (Grenier, 2000, p.338), qui doit devenir le défi des
politiques de conservation. La géodisparité, composante élémentaire de la géodiversité (Mathevet et
Poulin, 2006), caractérise ainsi la diversité des modes d’accès, des usages et des dynamiques des
interactions entre ressources renouvelables et usages. « La disparition d’un usage, d’une culture, d’un
paysage permet [ainsi] de mesurer l’appauvrissement de la géodisparité et sa contribution au déclin de la
géodiversité » (Mathevet et Poulin, 2006, p.7). Avec comme fondations le lieu, le territoire et la
culture, cette géographie de la conservation s’inscrit dans un courant de pensée plus large, assimilé à
la géographie culturelle.
3.3 La géographie culturelle : toile de fond de la thèse
Si l’analyse géographique a toujours pris le facteur culturel en compte, notamment dans la
géographie humaine française, ce n’est que dans les années 1970, à la faveur de la critique du
positivisme par la Humanistic Geography aux États-Unis, que la « nouvelle » géographie culturelle prit
son envol. S’inspirant de la phénoménologie, la géographie humaniste cherche alors à réintroduire
dans l’analyse, l’agent, le sujet, son imagination, sa volonté. L’accent est mis sur l’analyse des
représentations, des paysages, des valeurs, des identités, bref, du sens. Dans les années 1990, les
critiques post-modernes et post-coloniales font prendre aux sciences sociales un véritable tournant
culturel qui provoque un développement fulgurant des études culturelles.
a) Le tournant culturel de la géographie
Alors que les géographes du début du siècle se donnaient comme modèle les sciences naturelles,
les travaux des années 1950 et 1960 s’inspiraient davantage des sciences sociales comme l’économie.
Tous s’efforçaient de gommer les aspects subjectifs de la réalité (rêves, symboles, idéologies,
aspirations) en supposant que les décisions prises par les hommes étaient rationnelles (Claval, 2003).
Inspirée de l’anthropo-géographie de Ratzel puis des travaux de l’école de Berkeley fondée par C.
Sauer, la géographie culturelle française connaît un renouveau dans les années 1970. Les travaux de P.
Claval et de J. Bonnemaison ainsi que ceux de l’école de la géographie tropicale, notamment de P.
Gourou, de G. Sautter et d’A. Berque, ont très largement contribué à la diffusion de ce nouveau
courant de pensée.
La géographie culturelle d’aujourd’hui s’intéresse davantage au sens que les hommes donnent au
milieu dans lequel ils vivent. Elle défend l’idée que « l’homme ne s’explique pas seulement par l’économie
ou par la recherche de son intérêt matériel – qui sont des approches réductrices – mais qu’il est un système
de valeurs, une structure de l’esprit, une affectivité, une volonté de territoire, une quête d’idéal et d’absolu,
bref un ensemble culturel » (Bonnemaison, 2000, p.44). L’émergence de la géographie culturelle est
ainsi liée à l’inaptitude du déterminisme matériel à expliquer les transformations qui affectent le
monde à cette époque (résurrection des nationalismes, l’émergence du fondamentalisme).
Basée sur trois dimensions, le milieu géographique, le géosymbole, et le territoire (Bonnemaison,
2000), la géographie culturelle se donne également comme sens ultime de « retrouver la richesse et la
profondeur de la relation qui unit l’homme aux lieux », parce que « la lecture des lieux conduit à lire au
coeur même de la société » (Bonnemaison, 1981 ; 1987) cité par (Grenier, 1998). Elle s’interroge sur la
nature des identités et le lien territorial. Raison, par exemple, tente d’expliquer l’installation précoce
du groupe Merina sur les Hautes Terres centrales de Madagascar, pourtant réputées pauvres, par des
facteurs culturels (Raison, 1977). De même, Bonnemaison (1987) s’intéresse aux gens de Tanna, au
Vanuatu, et explore leur mythologie pour comprendre la manière dont l’espace est vécu et structuré.
17 Le territoire est alors considéré comme un système spatial plus vaste, composé de lieux, également
support de la diversité culturelle.
49
L’espace vécu (Frémont, 1976) devient un objet de recherche à part entière et rend indispensable
l’étude approfondie des représentations culturelles. Ces dernières, et notamment celles que se font
les sociétés et les individus de la réalité, sont, selon Bonnemaison (2000, p.58), « plus importantes que
la réalité elle-même ; ou plus exactement, que cette réalité n’existe que dans la représentation qu’on se fait
d’elle ». Au coeur de la compréhension du territoire, l’étude des représentations (ou perceptions)
rattache le courant culturel à une géographie comportementale, par distinction aux géographies
classique, néopositiviste et radicale (Bailly et Beguin, 1998). Le chercheur se doit d’adopter un point
de vue nomothétique18 et une démarche déductive puisqu’il étudie des mécanismes spatiaux
généraux et recherche les similarités existantes.
Ce tournant culturel ne se cantonne pas à un unique courant. Il affecte l’ensemble de la discipline
de géographie humaine. Claval (2003) affirme ainsi qu’il n’est « plus question de comprendre la
géographie économique si on oublie que la consommation comme l’entreprise sont bâtis à coup de
préférence culturelles, plus question d’analyser la géographie politique en négligeant le rôle de la
gouvernance, ou la géographie sociale en négligeant les faits d’architecture sociale et les valeurs qui les
fondent ».
b) Positionnement épistémologique de la thèse
Les travaux menés dans le cadre de cette thèse trouvent leurs fondements épistémologiques au
sein du courant de géographie culturelle précédemment décrit. Ils se proposent d’analyser les
dynamiques sociales au sein des aires marines protégées (AMP) en utilisant le filtre du territoire.
Dans le but de répondre aux besoins d’opérationnalité des SHS, exprimés par les gestionnaires et les
bailleurs de fonds, ces travaux se réfèrent également à la recherche-action, l’idée étant de
proposer une démarche méthodologique permettant la création d’indicateurs sociaux, basés sur les
représentations du territoire. La combinaison de ces deux cadres de travail – la géographie culturelle
et la recherche-action – doit permettre à ces indicateurs d’éclairer les gestionnaires sur les liens
qu’entretiennent les populations locales avec l’AMP et, ainsi, d’en améliorer sa gouvernance.
* *
*
18 La science nomothétique s’oppose à la science idiographique, axée sur les différences et sur les
spécificités régionales.
50
Conclusion
La Figure 1-2 propose une synthèse de la mise en parallèle des logiques de conservation, de
l’implication des SHS sur les problématiques environnementales et de la place de la géographie.
Figure 1-2 : Parallèle diachronique entre logiques de conservation, SHS et Géographie
Une humanisation croissante de la conservation de la nature s’opère depuis le début des années
1990, laissant progressivement la place aux sciences humaines et sociales au sein des programmes de
recherche. Depuis quelques années, la géographie, avec ses outils d’analyse spatiale, son approche
territoriale et sa vision interdisciplinaire, se positionne parmi les disciplines les plus légitimes pour
contribuer à l’avancée des recherches sur la conservation mais également pour proposer des outils
opérationnels d’aide à la décision.
* *
*
51
Chapitre 2 - Les Aires Marines Protégées
des pays de la commission de l’océan
Indien
Sommaire
1. Vers un réseau régional d’AMPs dans le sud-ouest de l’océan Indien……………………. 53
2. Histoire des logiques de conservation dans les pays de la COI : une typologie des AMPs 57
2.1 Le modèle « Conservation-Exclusion » : les AMPs des Seychelles et de Maurice……… 57
2.2 Les AMPs malgaches et réunionnaises : de l’exclusion à la participation……………... 62
2.3 Le modèle « Conservation – Participation » : Les AMPs des Comores et de Rodrigues 77
Introduction
Après avoir décrit l’avènement progressif du modèle participatif dans la gestion des espaces
protégés à l’échelle internationale, nous centrerons ce deuxième chapitre de manière thématique et
géographique. La dimension thématique s’attachera à traiter des aires marines protégées (AMP),
comme cas particulier d’espace protégé et nous limiterons notre espace de travail aux pays membres
de la Commission de l’Océan Indien (COI), à savoir Madagascar, l’ïle Maurice (l’île Rodrigues incluse),
les Comores, les Seychelles et La Réunion.
La première partie de ce chapitre s’attache à retracer l’historique de la protection des récifs
coralliens dans la région sud-ouest de l’océan Indien. Le projet d’un réseau régional d’AMPs sera
présenté comme l’aboutissement d’une ambition commune de fédérer les connaissances et les
expériences en matière de conservation à l’échelle régionale. La seconde partie tentera d’élaborer
une typologie des différentes AMPs existantes ou en projet dans les Etats membres de la COI selon
le mode de gestion en présence.
52
1. Vers un réseau régional d’AMPs dans le sud-ouest de
l’océan Indien
Depuis le Sommet de la Terre à Rio en 1992, la région sud-ouest de l’océan Indien est le théâtre
de nombreuses initiatives dans le domaine de la protection de l’environnement littoral et marin. La
Convention de Nairobi, signée en 1985, et ses différents protocoles fournissent les bases légales
pour les actions en matière d'environnement marin dans le sud-ouest de l’océan Indien (COI, 1997).
Elles concernent globalement la protection, la gestion et le développement de l'environnement marin
et côtier de la région et, plus précisément, les aires marines protégées, la faune et la flore sauvage
ainsi que la coopération en matière de lutte contre la pollution marine. Le Programme des Nations
Unies pour l’Environnement (PNUE) est chargé, depuis 1985, de sa promotion et de sa mise en
application. Pourtant, ce n’est que 10 ans après son adoption, qu’elle entre en vigueur, le 30 mai
1996. Entre temps, un certain nombre d’organismes oeuvre dans la région pour structurer une
démarche commune.
Ainsi, la WIOMSA est-elle créée en 1992, avec le soutien de la Commission Océanographique
Intergouvernementale (IOC) de l’UNESCO et du Gouvernement suédois, représenté par la Swedish
International Development Agency (SIDA) et la Swedish Agency for Research Cooperation with developping
countries (SAREC). Basée en Tanzanie, cette association a pour vocation de fédérer l’ensemble du
dispositif recherche en sciences marines dans la partie occidentale de l’océan Indien. La compétence
géographique de la WIOMSA couvre l’ensemble de l’Afrique de l’est et les îles de la partie
occidentale de l’océan Indien où en réalité elle intervient peu (David et al., 1999, p.4).
On peut également citer l’ICRI (International Coral Reef Initiative) qui, du fait de la présence
d’écosystème corallien dans la région, se positionne en temps que partenariat environnemental entre
différents pays pour la préservation et l’usage durable des récifs coralliens. La biodiversité corallienne
constitue en effet une richesse indéniable pour la région sud-ouest de l’océan Indien qui figure parmi
les 34 points chauds à l’échelle mondiale. Les récifs sont présents dans les cinq états membres de la
COI même si leur importance varie selon les contextes économiques, sociaux, culturels et
environnementaux. Ce milieu naturel constitue aujourd’hui un patrimoine régional en péril, menacé
par différents facteurs de dégradation (anthropiques ou naturels). Face à ce constat, le gouvernement
des Etats-Unis, avec les gouvernements d’Australie, de France, de Jamaïque, du Japon, des Philippines,
de la Suède, du Royaume Uni ainsi que des agences telles que la Banque Mondiale et le PNUE,
lancent l’ICRI en 1994 lors de la conférence sur les petits Etats insulaires en développement à la
Barbade. Depuis, l’ICRI s’est agrandit et regroupe 80 pays. Ceux-ci ont adopté un plan d’action qui
s’articule autour de 4 axes principaux :
• Gestion intégrée des zones côtières,
• Information / sensibilisation,
• Développement des moyens d’actions,
• Evaluation des mesures prises
Entre 1999 et 2000, la France est chargée de la présidence de l’ICRI. A cette occasion, elle crée
l’IFRECOR (Initiative Française pour les REcifs COralliens) dont l’objectif est la protection et la
gestion durable des récifs coralliens des collectivités d’Outre-Mer. Il existe donc, depuis juillet 2000,
un comité local IFRECOR dans chacune des collectivités d’Outre-Mer, et notamment à la Réunion et
à Mayotte pour ce qui concerne le sud-ouest de l’océan Indien. Ces comités locaux constituent une
instance de concertation entre les différents acteurs concernés, en vue d’élaborer et de proposer un
plan d’action en faveur de la protection et de la gestion durable des milieux coralliens, et d’en assurer
le suivi, dans le respect des compétences de chacun. Il n’a pas vocation à financer des actions mais il
pourra soutenir des projets opportuns auprès des instances nationales et locales.
53
L’acteur majeur de la protection de l’environnement marin dans la région, reste la COI. En 1995,
les 5 états membres de la COI se dotent d’un programme régional sur l’environnement (PRECOI)
financé par l’Union Européenne (7ème FED). Prévu jusqu’en 2000, l’objectif global, initialement
prévu, était « la promotion d’une politique régionale de protection et de gestion des ressources
naturelles et marines », par la suite modifié en « contribution à la promotion d’une politique régionale de
gestion durable des ressources naturelles » (COI, 2000). Le PRE-COI a été conçu pour venir en appui à
des projets environnementaux de dimension régionale et pour renforcer les capacités des pays de la
COI dans les domaines de la protection et la gestion des zones côtières et de la protection des
espèces végétales endémiques. En plus d’un appui aux experts nationaux et régionaux de chaque pays
membre, un Groupe de Renforcement des Efforts Environnementaux Nationaux (GREEN) fut
nommé pour mener à bien l’expertise environnementale. Composé d’un consortium d’experts du
CIRAD, de l’IRD, de l’IFREMER et du GOPA (bureau d’études allemand), le GREEN a d’abord dressé
un état des lieux environnemental de chaque pays afin d’identifier un éventail de problématiques
communes. Celles-ci ont ensuite été regroupées selon quatre thématiques dominantes :
l’écotoxicologie, les récifs coralliens, l’érosion et la pollution.
La problématique AMP est issue de la thématique récif. Elle émerge en 1998 à l’issu de l’atelier
récif de Tuléar (Charpy et al., 1993) et l’idée de créer un réseau régional d’AMPs est confirmé un
an plus tard (Bigot et al., 1999 ; David, 1999). Pourtant en 2000, lors de la fin du PRE-COI, sa mise en
place n’est pas effective et ce réseau n’en reste qu’au stade de projet. Il faut attendre novembre 2003
pour qu’à l’initiative du directeur régional du WWF, les gestionnaires des AMPs de la région décident
de relancer le processus de création d’un réseau régional d’AMP. Une petite équipe technique pilotée
par l’ARVAM et le WWF France se met alors en place pour construire un projet finançable par le
FFEM. Cette initiative est entérinée et appuyée en Juillet 2005, lors du troisième sommet des chefs
d’Etat et de Gouvernement de la COI à Antananarivo. La nécessité de la mise en place d’un réseau
d’AMPs dans la région est réaffirmée. Les arguments sur lesquels s’appuie cette décision sont les
suivants (COI, 2005) :
• l’implantation des AMPs s’est faite selon une perspective purement nationale, sans vision
écologique régionale. La représentativité des milieux est insuffisante et des sites essentiels pour
les espèces phares ne sont pas encore protégés ;
• peu de sites sont reconnus au plan international ;
• les capacités des gestionnaires et l’expertise scientifique sont insuffisantes ;
• les gestionnaires des AMPs sont isolés et ont besoin d’échanger leur expérience.
Le projet est donc relancé et sa finalité est « de contribuer au maintien de la biodiversité et des
ressources marines et côtières de l’éco-région de l’océan Indien occidental, au travers d’un réseau régional
cohérent d’aires marines protégées gérées efficacement ». L’une des priorités est celle du développement
régional durable et notamment « la préservation des ressources halieutiques de l’océan par une
amélioration de la connaissance de ces ressources partagées, une rationalisation de leur gestion et un effort
soutenu porté à la conservation de la biodiversité marine et côtière » (COI, 2005). Piloté par la COI, et
géré par le WWF, ce réseau doit créer une véritable dynamique régionale entre tous les acteurs de
la zone autour des AMPs. Le projet est conjointement financé par le FFEM, le WWF, Conservation
International et le Ministère Français des Affaires Etrangères pour un montant avoisinant 2 millions
d'euros (FFEM, 2005).
Le projet, prévu jusqu’en Juin 2010, s’articule autour de 4 composantes.
• Composante 1 : « Elaboration d’une stratégie régionale de gestion de la biodiversité et des ressources
marines. » L’objectif est d’identifier un réseau d’espaces prioritaires, d’intérêt majeur pour la
conservation de la biodiversité et des ressources marines et côtières, en mettant en oeuvre une
analyse éco-régionale, aboutissant à la validation d’une stratégie régionale de conservation et de
gestion de la biodiversité et des ressources naturelles. Les résultats de l’analyse éco-régionale
doivent orienter les activités envisagées pour les composantes 2, 3 et 4, ainsi que les autres
projets régionaux de conservation ;
54
• Composante 2 : « Appui au renforcement (ou a la création) d’aires marines protégées ». L’objectif est
de soutenir directement le développement du réseau régional des AMP et d’inscrire les sites
prioritaires aux conventions et programmes internationaux ;
• Composante 3 : « Mise en place du forum régional des gestionnaires d’aires marines protégées ». Les
objectifs sont nombreux. Ils s’organisent autour de la nécessité de créer ou de renforcer les
échanges d’expériences entre les gestionnaires des AMP de la région afin de promouvoir les
bonnes pratiques en matière de gestion ;
• Composante 4 : « Sensibilisation et information sur l’utilité des aires marines protégées ». L’objectif est
de mobiliser les institutions et la société civile en faveur des AMP, afin de faire émerger une
dynamique régionale de conservation de la biodiversité et des ressources marines.
Au sujet de la composante 1, un premier atelier technique pour l’analyse écorégionale de
WIOMER (Western Indian Ocean Marine EcoRegion19) s’est tenu en Avril 2009 à Maurice. L’objectif
général était de faire progresser l’analyse écorégionale en rassemblant les experts marins de la
région, leur permettant ainsi d’échanger et de réfléchir ensemble sur les facteurs et les
problématiques qui doivent être pris en compte dans le processus de priorisation des zones à
protéger. Les participants ont conclu que cette priorisation devait se baser sur des données
environnementales, biologiques et socio-économiques qui devront être analysées à l’aide d’outils
informatiques de modélisation et de planification de la conservation. Les résultats ont été présentés
lors d’un second atelier, cette fois ci à Madagascar, en Novembre 2009. 35 paysages marins20
prioritaires pour la conservation de la biodiversité et des ressources marines de la région ont ainsi
été identifiés. Ces résultats doivent encore être consolidés et soumis à la haute sphère de décision
de la COI pour parvenir à la formulation d’une stratégie commune régionale.
Concernant la composante 2, un certain nombre d’actions prioritaires ont déjà été initiées voire
réalisées dans le but de renforcer les capacités des AMPs existantes ou d’en créer de nouvelles.
Parmi ces actions, on peut citer notamment l’aide d’urgence accordée au Parc Marin de Mohéli
(Comores) qui, avec l’achèvement du projet GEF/PNUD21, s’est trouvé sans financements pérennes.
Un renforcement à l’élaboration du plan de gestion a ainsi été engagé, accompagné de formations en
écotourisme et d’une aide au classement en réserve de Biosphère dans le cadre du programme MAB
de l’UNESCO. A Maurice, un inventaire écologique du parc marin de Balaclava, associé à la formation
des gestionnaires et à la démarcation du parc a également été financé. A Rodrigues, la création de la
réserve marine de Rivière Banane a été soutenue notamment par le biais de la création d’activités
génératrices de revenus. Aux Seychelles, des activités de surveillance et de contrôle par le biais de
technologies radar ont été lancées sur le parc marin de Curieuse, la réserve spéciale de Cousin et la
réserve naturelle d’Aride. Le développement d’activités écotouristiques a également et engagé pour
le parc marin de Sainte-Anne ainsi qu’un audit détaillé sur l’utilisation et l’identification d’énergies
renouvelables permettant un meilleur système de gestion environnementale au niveau de la station
de recherche d’Aldabra. A Madagascar, une aide a été accordée à la délimitation et à l’élaboration du
plan de gestion des futures AMPs à Andavadoaka et au sud de Tuléar et des activités alternatives ont
été développées à Nosy Tanikely. Enfin, l’analyse de la valeur socio-économique des AMPs de la
région représente également un chantier prioritaire de la composante 2. Deux sites pilotes ont déjà
été identifiés. Il s’agit de l’île Curieuse aux Seychelles et de Mananara nord à Madagascar.
Dans le cadre de la composante 3, le réseau régional des gestionnaires d’AMP de la COI
est en passe de voir officiellement le jour. En attendant son officialisation, ce réseau se réunit
annuellement pour échanger et partager les expériences mais aussi pour participer à des formations.
A chaque fois, ces réunions se déroulent à proximité d’une AMP différente, la dernière ayant eu lieu
en Juin 2009 à la Réunion. Cette dernière a été l’occasion de discuter du statut, de la gouvernance,
19 Ecorégion marine de l’océan indien occidental
20 A été considéré comme paysage marin, une zone marine ou côtière relativement étendue qui rassemble
des caractéristiques biologiques et écologiques distinctes (par exemple un paysage de récif barrière) auxquelles
sont associées des assemblages d’espèces particulières.
21 Fond Global pour l’Environnement / Programme des Nations Unies pour le Développement
55
de l’organisation et du fonctionnement du réseau. Dans le cadre de la composante 3, des documents
techniques sont également diffusés pour aider les gestionnaires dans leurs missions. Le Toolkit de
l’IUCN destinés aux gestionnaires d’AMP a ainsi été traduit et distribué dans la région. Il est
disponible sur le lien suivant : http://whc.unesco.org/fr/series/23/.
Enfin, la composante 4 concerne la communication vers l’international mais aussi vers le grand
public notamment au travers d’un site internet : http://www.amp-coi.org/ et par le biais d’une
exposition itinérante visant à sensibiliser le grand public et à former la jeune génération au
comportement écologique à adopter et à la bonne gestion des ressources naturelles marines. Cette
exposition a débuté en Novembre 2007 à Madagascar. Elle s’est déplacé à la Réunion en Juin 2008 à
l’occasion de la semaine de l’Océan puis en Septembre 2008 à Maurice lors de l’inauguration du
deuxième site RAMSAR22 (parc marin de Blue Bay). Un bulletin d’information sur le projet est
également transmis régulièrement par voie électronique sous le nom de '' La gazette des îles''.
Une cinquième composante concerne la gestion globale du projet. Ainsi un comité de pilotage23
(COPIL) a été constitué et se réunit chaque année pour vérifier la bonne exécution du projet, aider à
la maîtrise d’oeuvre, définir les orientations, et approuver les budgets.
La mise en place de ce réseau d’AMP dans la région sud-ouest de l’océan Indien est un projet
ambitieux tant les contextes politiques, économiques, sociaux et culturels sont variés. En témoigne le
Tableau 2-1 qui dresse un basique portrait environnemental et socio-économique des différents
membres de la COI.
Tableau 2-1 : Portrait environnemental et socio-économique des pays de la COI
Contexte environnemental* Contexte socio-économique**
Superficie
(km²)
Linéaire
côtier (km)
Récifs coralliens
(km²)
Densité de
pop au km²
PIB/hab (US$)
2007-08
IDH / Rang
2007
Comores 1862 350 430 376 633 0,576 / 139
Madagascar 592000 5603 2230 32 263 0,543 / 145
Maurice 1860 200 870 645 5200 0,804 / 81
Réunion 2512 208 12 325 24333 0,881 / 34***
Seychelles 453 600 1690 190 6700 0,845 / 57
Sources: http://www.amp-coi.org/contexte-regional/1-contexte-environnemental.html
http://www.diplomatie.gouv.fr/
** Sources: http://www.diplomatie.gouv.fr/ PNUD, Tableau économique de la Réunion 2007-2008
*** (Goujon, 2008)
Les logiques de conservation et les modes de gestion locale n’en sont que plus diversifiés. La
création d’un réseau cohérent d’AMP, notamment en termes de connectivité, couplée à
l’harmonisation d’une approche régionale de gestion et d’évaluation de l’efficacité de la conservation
posent la question de la comparaison inter-sites et du développement d’outils génériques d’aide à la
gestion. Or l’hétérogénéité des contextes des différents pays de la COI est un premier obstacle,
auquel vient s’ajouter le poids de l’histoire de la mise en place des AMP dans chacun d’eux.
22 La Convention sur les zones humides d’importance internationale, appelée Convention de Ramsar, est
un traité intergouvernemental qui sert de cadre à l’action nationale et à la coopération internationale pour la
conservation et l’utilisation rationnelle des zones humides et de leurs ressources. Négocié tout au long des
années 1960 le traité a été adopté dans la ville iranienne de Ramsar, en 1971, et est entré en vigueur en 1975.
C’est le seul traité mondial du domaine de l’environnement qui porte sur un écosystème particulier et les pays
membres de la Convention couvrent toutes les régions géographiques de la planète.
23 Le comité de pilotage est constitué du secrétaire générale de la COI (Président), d’un représentant de
chaque Etat membre de la COI (point focal du projet), d’un représentant de chaque bailleur de fond (FFEM,
WWF, CI, MAE), un délégué du comité d’appui scientifique et technique, le chef de projet (WWF) et l’assistant
technique régional environnement marin.
56
2. Histoire des logiques de conservation dans les pays de la
COI : une typologie des AMPs
Si l’on combine les statistiques de la Western Indian Ocean Marine Science Association (WIOMSA)
avec les données de terrains, le nombre d’AMPs dans la région sud-ouest de l’océan Indien est de 86,
parmi lesquelles 12 sont actuellement en cours de création. Sous l’appellation AMP sont classés
différents types d’outils de conservation, variant selon la juridiction locale. Au total, on trouve 12
réserves de pêche, 9 réserves marines, 22 parcs marins et plus de 30 autres types d’AMPs (Tableau
2-2).
Tableau 2-2 : Les différents types d’AMPs dans la région sud-ouest de l’océan Indien
(Sources : http://www.wiomsa.org/mpatoolkit/MPAs_in_the_WIO.htm et données de terrain)
AMP créée
Localisation Réserve de
pêche
Réserve
marine
Parc
marin Autres
AMP en cours de
création
Iles Eparses 4*
Mayotte 1 1+1PNM 1**
La Réunion 1
Kenya 5 1
Madagascar 5 9
Seychelles 6 8
Maurice 6 2
Rodrigues 5 1 1 3
Comores 1
Mozambique 2 1°
Afrique du Sud 5°°
Tanzanie 2 2 3**, 9°°
TOTAL 12 9 22 31 12
* réserve naturelle terrestres ° réserve faunistique PNM : Parc Naturel Marin
** zone de protection °° aire marine protégée non précisée
Les lignes surlignées en gris dans le tableau 2-2 correspondent aux pays membres de la COI. La
description des AMPs présentes dans ces pays fait l’objet de cette seconde partie. En dressant un
historique de leurs mises en place respectives, ces AMPs sont présentées et font l’objet d’une
typologie en fonction des différentes logiques de conservation identifiées dans le Chapitre 1 :
« Conservation – Exclusion » et « Conservation – Participation ». L’ensemble de cette partie s’est
inspirée des informations mises à disposition sur les sites internet de la COI (http://www.ampcoi.
org/pays-membres/) et du réseau des AMPs de la région (RAMPOI) (http://www.rg-ampoi.
org/index.php/contenu/page/le-reseau-des-amp#top). De nombreuses informations historiques
sont également puisées dans (David, 1998 ; Thomassin, 2005).
2.1 Le modèle « Conservation-Exclusion » : les AMPs des
Seychelles et de Maurice
a) Les AMPs seychelloises
La République des Seychelles est constituée de 115 îles, totalisant une superficie de 455 km², et
déterminant une ZEE de 1 900 000 km². Ces îles sont dispersées sur le banc des Seychelles, qui
s’étend sur 31 000 km² de faible profondeur (moins de 60 mètres) et forme la partie nord-ouest du
plateau des Mascareignes. Les Seychelles comprennent 41 îles granitiques, les autres étant d’origine
corallienne. Les trois îles de Mahé, Praslin et La Digue accueillent la plus grande partie des 84 000
habitants du pays. 80% des habitants sont installés à Port Victoria, la capitale. La pêche thonière et le
57
tourisme constituent les principales activités économiques des Seychelles : le secteur de la pêche
représente 58% des recettes annuelles globales des Seychelles (100 millions de dollars d’exportation
pour le thon), et le tourisme 26% (source : http://www.amp-coi.org/).
En 1969, les Seychelles, encore sous mandat britannique, sont le premier Etat de la COI à se
doter d’une législation relative à la conservation de la nature et aux parcs nationaux24. Est instaurée
une commission pour la conservation de la nature et les parcs naturels, qui a toute autorité pour
proposer la création d’aires protégées et pour veiller à leur gestion (David, 1998). Sous l’égide de
cette commission se met en place en 1971 un réseau des parcs et réserves et, en 1973, le premier
parc marin des Seychelles est créé autour des îles Sainte-Anne, à proximité de la capitale Victoria. En
1976, lors de l’accession du pays à l’indépendance, cette commission est rebaptisée Commission
Nationale des Seychelles pour l’Environnement (CNSE) et les droits de l’environnement sont
intégrés dans la Charte des droits humains fondamentaux des Seychelles. En 1994, à l’occasion de la
mise en place de l’Environment Protection Act, qui complète le National Parks and Nature Conservancy
Act de 1991, la Seychelles Marine Park Authority (SMPA) est créée et se trouve en charge des
compétences de la CNSE en matière d’aires marines protégées25. La SMPA gère aujourd’hui 6 parcs
nationaux marins26, ouverts au public mais dans lesquels la pêche est interdite. Il existe aussi d’autres
statuts nationaux de protection. On compte ainsi 3 réserves spéciales27, fermées au public, où ne
sont autorisées que des activités subordonnées à la conservation du milieu. Elles sont gérées par des
ONGs comme la Seychelles Island Foundation pour la réserve d’Aldabra28, l’Island Conservation Society
pour la réserve de l’île d’Aride ou encore Nature Conservation pour la réserve de l’île Cousin. Enfin, la
Seychelles Fishing Authority gère 4 Shell reserves, initialement mises en place pour la protection de
crustacés à forte valeur économique comme les langoustes, ainsi que les African Banks, situés par 4°
53' 49" S et 53° 23' 2" E (Figure 2-1).
Fort de plus de 230 km² de surface marine protégée, l’archipel des Seychelles constitue un
exemple à l’échelle internationale en matière de protection de l’environnement marin. Le nombre
d’AMPs (14 au total), leur étendue ainsi que leur ancienneté (toutes créées avant le Sommet de Rio
en 1992) sont assez d’arguments valables pour accorder au gouvernement seychellois le titre de
lauréat des AMPs.
Cependant, lorsque l’on y regarde de plus près, le constat s’avère moins glorieux. Lorsqu’en
197329, le premier parc marin d’importance (Sainte-Anne) est créé, la concertation avec la population
locale n’est pas dans l’air du temps. Un fois la délimitation décidée par les autorités, la gestion est
confiée à la SMPA dont la principale responsabilité était de réprimer le braconnage. Après plus de 30
ans de fonctionnement du parc de St Anne, force est de constater que le braconnage y sévit toujours
et que la pêche, qui devait être totalement prohibée, y est tolérée. L’exemple du parc marin de St
Anne n’est, malheureusement, pas unique aux Seychelles. Aucune étude socio-économique n’a été
menée en amont de la création des différents parcs. Il en résulte de nombreux conflits avec les
pêcheurs qui se plaignent de ne plus pouvoir pêcher et assimilent les rangers de la SMPA à des
militaires. Ce ne sont pas les quelques réunions d’information auprès des communautés qui peuvent
24 Il s’agit de la « National Parks and Nature Conservancy ordinance », transformée à l’indépendance en
1976 en « National Parks and Nature Conservancy Act » dont l’ultime révision date de 1991 et constitue le
chapitre 141 de la loi des Seychelles. En 1994, le «National Parks and Nature Conservancy Act » est remplacé
par l’«Environment Protection Act » qui en reprend les principales lignes.
25 La SMPA est un organisme para-étatique, dépendant du ministère de l’environnement seychellois mais
autonome concernant la collecte de fonds et la gestion des revenus.
26 Selon la loi des Seychelles (1991), chapitre 141, section 2 : “National Park means an area set aside for
the propagation, protection and preservation of wild life or the preservation of places or objects of aesthetic,
geological, prehistoric, historical, archaeological or other scientific interest for the benefit, advantage and
enjoyment of the general public and includes in the case of a Marine National Park an area of shore, sea or seabed
together with coral reef and other marine features to set aside. »
27 « Special Reserve means an area set aside in which characteristic wild life requires protection and in
which all other interests and activities are subordinated to this end » (Law of the Seychelles, 1991, chap 141)
28 La réserve d’Aldabra est également classée au patrimoine mondial de l’humanité par l’UNSECO depuis
1982
29 En 1973, les Seychelles sont encore sous le contrôle des britanniques. Ce n’est qu’en 1976 que l’archipel
devient indépendant. Il reste membre du Commonwealth et de la Francophonie.
58
changer la donne. A. Cedras, ancien responsable de la SMPA, mentionne également d’importants
conflits avec les hôteliers qui, selon lui, jouent un double jeu : ils dénoncent les pêcheurs
contrevenants mais continuent de temps à autre à leur acheter du poisson pour la restauration des
touristes. Enfin, il déplore le peu de relations existants avec les politiques qui semblent se
désintéresser de la cause environnementale et privilégier plutôt le développement économique,
notamment touristique.
Figure 2-1 : Les aires marines protégées des Seychelles
59
L’implication de la population locale n’a donc, jusqu’ici, pas été une priorité dans les stratégies de
gestion des AMP aux Seychelles. Cependant, le modèle « conservation-exclusion » n’étant pas
durable, un changement de cap semble progressivement s’opérer, du moins dans les parcs marins
nationaux gérés par la SMPA. En 2008, les premières études socio-économiques ont été menées
auprès des usagers des parcs de Curieuse et de Sainte-Anne, sur la base du Socioeconomoic Monitoring
Guidelines for Coastal Managers of the Western Indian Ocean30 (Malleret-King et al., 2006). En outre, le
ministère de l’environnement envisage la création d’un nouveau parc marin au sud de l’île de Mahé
qui, cette fois-ci, devrait être basé sur une démarche participative. Cette dernière a été fortement
défendue par la SMPA qui, sur le terrain, est confrontée quotidiennement aux actes de braconnage,
conséquences désastreuses du manque d’implication des communautés locales.
b) Les AMPs mauriciennes
La République de Maurice englobe l’île principale de Maurice, d’origine volcanique, et les îles de
Rodrigues, Saint-Brandon et Agalega. Il n’est ici question que de l’île principale de Maurice. Environ
1175000 habitants y vivent pour une densité de 633hab./km². Autrefois pays à ressource unique (le
sucre), Maurice a réussi à se diversifier avec les industries secondaires. Dans les années 1980,
l'industrie textile a ainsi connu une expansion considérable, et le secteur du tourisme s’est engagé
dans un développement rapide (source : http://www.amp-coi.org/). En 2008, le Bureau Central des
Statistiques du Gouvernement Mauricien dénombre ainsi près de 1226400 visiteurs, ce qui en fait la
première destination touristique de l’océan Indien.
La concentration de la plupart de la population mauricienne sur la frange côtière, doublée d’une
industrie touristique essentiellement tournée vers la mer engendrent une pression anthropique
considérable sur l’écosystème marin. Dès le début des années 1970, les organisations internationales
tentent d’inciter le gouvernement mauricien à classer 16 sites littoraux particulièrement
remarquables en parcs marins (Procter et Salm, 1974 ; Robertson, 1974) in (David, 1998). Mais il
faudra attendre le début des années 1990 pour que le gouvernement mauricien commence à se
mobiliser en lançant le premier Plan national pour l’environnement. En octobre 1997, par le biais du
Wildlife and National Act 1993, il créé 6 réserves de pêche et proclame 2 Parcs Nationaux : Blue Bay
et Balaclava. Ceux-ci sont par la suite, déclarés Parcs Marins en juin 2000 sous le Fisheries and Marine
Resources Act 1998. Ce réseau d’AMPs est géré par une agence nationale dépendant du Ministère de
l’Agriculture et des Pêches, l’Institut halieutique d’Albion (Figure 2-2). A la différence des Seychelles
où l’accent est plutôt mis sur la conservation, les parcs marins de Maurice ont beaucoup plus une
fonction de gestion spatiale des activités maritimes et littorales. L’extraction de sable et le
piétinement y sont interdits. En revanche, le ski nautique et la plongée sont autorisés dans des aires
réservées à cet effet. Dans les réserves de pêche, la pêche à la senne est strictement interdite, tandis
que les casiers et l’appâtage motorisé sont autorisés mais nécessitent une licence. Quant à la pêche à
la ligne, elle est autorisée depuis le rivage, sur l’ensemble des AMPs.
Comme aux Seychelles, la protection de l’environnement marin n’apparaît pas comme une
priorité pour le gouvernement mauricien. La primauté revient au développement touristique
balnéaire et les aires protégées sont considérées comme un « gel insupportable du foncier littoral
dans un contexte de raréfaction des sites aménageables pour la construction d’hôtels de classe
internationale » (David, 1998). D’une manière générale, la mise en place des AMP à Maurice a suivi
une logique « top down » qui exclue toute participation des populations locales. Les quelques études
portant sur l’impact des parcs se sont limitées à des travaux d’ordre économique compilant les
différentes statistiques disponibles. A aucun moment, il n’a été question de consulter directement les
populations locales.
30 Ce protocole fera l’objet d’une analyse dans le point 3. de ce chapitre
60
Figure 2-2 : Les aires marines protégées de Maurice (île principale)
Si les réserves de pêche mauriciennes peuvent aujourd’hui être considérées comme des AMPs
papier dans la mesure où le peu de surveillance des coastguards n’est pas réellement dissuasive pour
les pêcheurs à la senne, il semble que la réglementation du parc marin de Blue Bay soit relativement
bien acceptée (Photo 2-1). Malgré une vive opposition de la part des communautés de pêcheurs au
démarrage du projet, la faible étendue du parc, couplée à un dispositif institutionnel conséquent
dédié à la surveillance, a permis de préserver le calme social et de minimiser les risques d’échec
(David, 1998). Le parc marin de Balaclava, en revanche, n’a pas connu le même succès et s’apparente
lui aussi à une AMP papier. Le balisage récent des différentes zones de conservation marque le
démarrage réel de l’AMP, à distinguer de sa création officielle en 1997.
61
Photo 2-1 : Paysages marins, paysages terrestre : exemples d’aires protégées mauriciennes
(Clichés : A. Thomassin, 2009)
Malgré ce bilan mitigé, le gouvernement mauricien s’est récemment engagé, avec le lancement du
deuxième Plan national pour l’environnement (2000-2009), dans la mise en place d’un réseau
institutionnel permettant de développer la gestion participative durable des AMPs. Plusieurs ONG
sont engagées aux côtés du gouvernement mauricien pour la conservation des ressources marines.
On peut citer notamment la Mauritian Wildlife Foundation ou la Mauritius Marine Conservation Society.
Cette dernière est porteuse d’un projet intitulé « Etude de faisabilité pour la mise en place d’une
AMP sur la côte sud-ouest de Maurice » ayant pour objectif de proposer une gestion durable des
ressources marines de la zone située entre Flic-en-Flac et le Morne village. Cette zone,
particulièrement riche en termes de biodiversité (la montagne du Morne est classée au Patrimoine
Mondial de l’Humanité depuis 2008), est soumise à un développement urbain et touristique croissant.
L’étude doit mettre en parallèle une étude environnementale sur l’état de santé de l’écosystème
corallien avec une étude socio-économique chargée de comprendre les différents usages du milieu et
de collecter les attentes et les propositions des pêcheurs comme des opérateurs touristiques. Le
croisement de ces études doit permettre de formuler des recommandations en matière de
conservation du milieu marin auprès des autorités, recommandations basées, cette fois-ci, sur des
critères écologiques, sociaux et économiques.
Les exemples des Seychelles et de Maurice correspondent à la première vague de création
d’AMPs dans la COI. Le choix du modèle « conservation-exclusion », qui exclue toute participation
des populations locales est, dans les deux cas, un échec. Si l’absence d’adhésion des riverains aux
objectifs de préservation en est une des causes, l’implication des gouvernements locaux peut
également être mentionnée. Jusqu’ici, la création d’AMPs a représenté un alibi de bon augure pour
la promotion touristique et la captation d’aides au développement, arguments qui ont trop souvent
prévalu sur une réelle prise de conscience environnementale et un véritable engagement à agir.
2.2 Les AMPs malgaches et réunionnaises : de l’exclusion à la
participation
a) Les AMPs à Madagascar
Avec une superficie de 593 000 km², l’« île-continent » de Madagascar représente l’un des 34
points chauds (« hotspots ») de la biodiversité mondiale. Le linéaire côtier dépasse 5 000 km, avec
plus de 250 îles et îlots, souvent associés au développement de récifs coralliens. Ceux-ci couvrent
une surface d’environ 2 000 km², avec un des plus grands récifs barrière de l’océan Indien occidental,
62
à Tuléar. Le reste de la côte est occupé par des plages de sable, des dunes, des savanes et des forêts
littorales, comprenant encore de vastes ensembles de forêts primaires humides sur la côte Est.
L’institut national de la statistique de Madagascar estime à 18 866 le nombre d’habitants en 2008.
L’extrême pauvreté qui caractérise certaines régions côtières malgaches explique l’important
développement de la pêche vivrière et artisanale destinée à la subsistance alimentaire. Elle
concernerait plusieurs centaines de milliers de familles (source : http://www.amp-coi.org/).
D’un point de vue législatif, le Plan d'Action Environnemental (PAE) est le programme le plus
important dans le domaine de l'environnement que Madagascar n’ait jamais connu. Il a été mis en
oeuvre en 1992, pour une durée de 15 ans, réparti en 3 phases : PAE 1 (1992-96), PAE II (1997-01) et
PAE III (2002-06). Le PAE a permis la création d’outils tels que le COAP (Code des Aires Protégées),
le Plan GRAP (Réseau global des aires protégées) et l’ANGAP (Agence nationale de gestion des aires
protégées). La gestion directe du GRAP est confiée à l’ANGAP, récemment renommée Madagascar
National Parks. Cette association est reconnue, depuis la loi programme du 7 juin 1997, comme
« auxiliaire des pouvoirs publics en vue de promouvoir la politique de gestion de la biodiversité et de
mettre en oeuvre la stratégie de conservation et du développement au niveau des aires protégées »
et reste sous la tutelle du Ministère de l’environnement (source : http://www.parcsmadagascar.
com/).
Jusqu’au début des années 2000, l’essentiel des projets de conservation initiés par l’ANGAP
concerne les milieux terrestres. La composante marine et côtière de la stratégie malgache de
conservation n’est, en effet, prise en compte qu’au cours du PAE II (1997). Elle est mise en oeuvre
par l’ONE (Office national de l’environnement) et le SAGE (Service d’appui à la gestion de
l’environnement), avec l’aide financière et technique de nombreux bailleurs de fonds (PNUD, GEF,
Banque mondiale) et ONG (Billé et Mermet, 2002 ; Galletti et Chaboud, 2004). Les 1000 ha d’îlots et
de récifs de Nosy Atafana et des rivages adjacents intégrés à la réserve de biosphère de Manarara
nord ont longtemps été l’unique AMP du pays (Carte 2-2). Mise en place en 1989 par le programme
MAB de l’UNESCO, cette réserve est découpée classiquement en trois cercles concentriques. Le
parc national marin de Nosy Atafana, situé à environ 2 km de la côte, constitue, avec le parc national
terrestre de 23 000 ha, le coeur de la réserve de biosphère dans lequel toute activité est interdite.
Autour, on trouve une première zone tampon de 20 000 ha dans laquelle sont inclus les récifs et les
eaux côtières bordant les centres urbains d’Antanambé et de Mananara nord. Les activités
économiques extensives et non destructrices du milieu naturel y sont autorisées. Enfin, une seconde
zone tampon de 100 000 ha englobe le tout. C’est une zone de développement à usage multiple, dans
laquelle des activités économiques plus intensives sont mises en oeuvre, mais toujours dans l’optique
d’un développement durable (David, 1998).
En 1997, une seconde AMP voit le jour à l’initiative de l’ONG Care International, à quelques
dizaines de km au nord de celle de Mananara-nord. Il s’agit du parc national marin de Masoala qui
s’étire, lui aussi, dans le prolongement d’un parc national terrestre situé sur la presqu’île. Depuis Juin
2007, le parc de Masoala est classé au Patrimoine Mondial de l’Humanité par l’UNSECO (Carte 2-1).
Ce parc est composé de trois parcs marins satellites : le parc marin de Tampolo, celui de Tanjona et
celui de Masoala, chacun correspondant aux trois principaux foyers de population de la région. Ils ont
pour fonction principale de fixer ces populations sur le littoral et d’éviter ainsi que celles-ci migrent
le long des vallées à l’intérieur de la réserve terrestre et en exploitent les ressources forestières
(Cinner et al., 2008).
63
Carte 2-1 : Les parcs nationaux marins de Mananara-nord et de Masoala (Madagascar)
Lors de la création de ces deux AMP, l’approche participative n’était pas encore au goût du jour.
Leur mise en place a donc suivi une démarche « top down » s’inspirant du modèle « conservationexclusion
» appliqué dans les îles voisines des Seychelles. Les populations riveraines des deux AMPs
se sont vues confisquer autoritairement leurs droits d’usage de la mer, sans qu’aucune explication ni
compensation ne leur soit apportée. La faiblesse du développement touristique de la région, couplée
à l’existence de réglementations strictes relatives à l’exploitation de la forêt du fait de la présence
d’un parc national terrestre, rendaient pourtant ces populations fortement dépendantes des activités
halieutiques. Alors qu’ils étaient avant tout agriculteurs, l’insuffisance des terres disponibles a poussé
les jeunes à s’orienter prioritairement vers la pêche occasionnant, à Mananara-nord un accroissement
de près de 45 % des effectifs de pêcheurs des 4 villages riverains entre 1990 et 1994 (David, 1998).
La mise en place d’une réglementation stricte des activités halieutiques sans qu’aucune consultation
des communautés de pêcheurs ne soit entreprise exposait logiquement l’AMP au refus de coopérer
et au non-respect des interdictions de la part des pêcheurs. Joamanana faisait parti des techniciens de
l’ANGAP chargés de la mise en place du parc de Masoala en 1995. Au cours d’un entretien, il
témoigne :
« On n’a pas fait d’enquêtes socio-économiques mais que des recherches scientifiques. C’était sur la base
des données scientifiques qu’on a fait la délimitation de l’AMP et ce n’est qu’après qu’on a informé la
population locale. Il n’y a eu aucune appropriation de ce projet et ça a créé des conflits ».
64
Comme aux Seychelles, une « milice » chargée de gérer et de surveiller le bon respect de la
réglementation aurait pu être mise en place. Mais le modèle « conservation-exclusion » coûte cher,
trop cher pour un pays comme Madagascar. Face à la multiplication des actes de braconnage, il est
rapidement apparu que l’unique solution pour obtenir l’adhésion des pêcheurs était de leur offrir un
« dédommagement » pour le préjudice causé par l’interdiction de pêcher. Mais l’absence d’étude
socio-économique en amont et le manque de connaissance du contexte local ont conduit à choisir
des
tions locales,
sans en inventer pour eux. Ce type d’étude est également utile pour éviter de faire des choses qui ne servent
à rie
attentes des communautés
locales et notamment s’attacher à proposer des actions d’appui à la pêche artisanale comme le
rep
e diminution nettement plus forte de la pression halieutique
individuelle dans les eaux du parc, et incités les nouveaux pêcheurs à mettre l’accent sur les espaces de
pêc
ndition
écessaire pour parvenir à remplir les objectifs de protection des écosystèmes marins. Les AMPs
mal
GAP réserve 50% des recettes obtenues grâce aux droits d'entrée dans les différents
par dont il a la gestion, pour financer des projets de développement au profit des populations
rive
« dédommagements » peu appropriés. Ainsi Joamanana ajoute que :
« quand on construisait une école les gens disaient « ça c’est l’école de l’ANGAP ». Ca n’était même pas
leur école. Pareil pour les puits d’eau. L’intérêt de l’étude socio-économique c’est d’abord de favoriser
l’appropriation du projet de conservation mais aussi de vraiment identifier les attentes des popula
n, qui ne seront jamais appropriées et qui entraîneront un éternel conflit sans résolution ».
Ainsi ces « dédommagements » doivent-ils avant tout cibler les
ort de l’effort de pêche sur une autre zone que celle du parc marin.
L’exemple de la réserve de Mananara-nord illustre tout à fait ce changement d’orientation.
Lorsqu’en signe de protestation les pêcheurs refusent de respecter l’interdiction de pêcher dans les
limites du parc, l’UNESCO interrompt la procédure de classement du parc et recommence le
processus de négociation avec les contestataires. A l’issu de deux ans de discussions, l’UNESCO
s’engage à apporter une assistance technique et financière aux pêcheurs, complétée d’une formation
technique à la pêche au large et à la pêche côtière, de manière à accroître leurs rendements de
capture et à compenser ainsi le surcroît de distance qui leur était nécessaire pour se rendre à leurs
nouveaux lieux de pêche. Malgré ces efforts, les gestionnaires de la réserve n’ont pu obtenir des
pêcheurs qu’ils cessent toute activité à l’intérieur du parc marin. La pêche s’y trouve donc tolérée
trois jours par semaine entre 6h00 et 17h00. A ce sujet, David (2004, p.3) avance qu’ « il est fort
probable que les résultats en matière de protection de la biodiversité récifale auraient été nettement meilleurs
à la fois dans le parc et au-delà, si la phase de concertation avait eu lieu dès le début du projet. Les pêcheurs
auraient vraisemblablement accepté un
he au-delà du récif » (David, 2004).
La logique de création des deux premières AMPs de Madagascar est donc à rapprocher de celle
des Seychelles et de Maurice. Pourtant, face à la multiplication des conflits et étant donné l’état
d’extrême pauvreté des populations concernées, la stratégie de conservation de l’ANGAP a du
s’adapter et évoluer vers une implication des populations locales croissante, co
n
gaches représentent donc un type à part, différent des modèles seychellois et mauriciens.
La promulgation de la loi GELOSE (Gestion Locale Sécurisée des Ressources Renouvelables) en
1996, est le symbole du changement d’orientation des logiques de conservation malgaches. Elle
constitue désormais la référence sur laquelle reposent les politiques de gestion des aires protégées
engagées par l’ANGAP. Elle permet un contrat entre l’Etat, la Commune et une communauté locale
de base, pour le transfert de la gestion des ressources naturelles. Elle est « locale » car elle s’applique
au niveau des territoires villageois et « sécurisée » car elle garantie la sécurité des ressources vis-àvis
des intentions d’appropriation ou d’exploitation individuelle. Finalement la loi GELOSE permet la
gestion durable des ressources renouvelables et leur valorisation au profit des communautés de base.
Ainsi, l’AN
cs
raines.
65
Depuis 2003, l’association SAGE est mandatée par le Ministère malgache de l’environnement,
pour promouvoir la gestion locale des ressources naturelles. Elle participe aux activités nationales du
PAE à travers plusieurs activités visant la décentralisation effective et l’intégration de la dimension
environnementale dans le développement. Elle intervient dans des domaines diversifiés tels que la
promotion de structures de concertation intégrant acteurs régionaux et locaux, le transfert de
gestion et la valorisation durable des ressources naturelles renouvelables et, enfin, le renforcement
de capacités et la communication sociale. Elle facilite donc la réalisation des initiatives locales et
app
ne se limitent pas à la conservation des écosystèmes marins
mais visent également le développement local et la gestion durable des pêcheries. La gestion de
l’AM
ent dans l’attente d’obtenir son arrêté de protection temporaire.
L’hi oire de la mise en place de cette AMP sera reprise dans la Partie 3 de cette thèse. L’auteur
ayant participé au projet visant sa création, les réussites et les échecs de cette dernière seront
bordés pour compléter l’analyse.
uie les communautés dans la recherche des moyens adéquats pour améliorer leurs conditions de
vie sans gaspiller les ressources naturelles.
Sur ces nouvelles bases, de nombreux projets de création d’AMP basés sur une démarche
participative, ont vu le jour (Figure 2-3). Il faut dire que les engagements pris par le gouvernement
malgache lors du Congrès Mondial sur les Parcs à Durban (Afrique du Sud) en 2003, sont ambitieux
puisqu’il s’agissait de tripler la surface des aires protégées avant 2008. Ainsi, le président de la
République malgache déclarait-il : « (…) je veux vous faire part de notre résolution à porter la surface des
aires protégées de 1,7 millions d’hectares à 6 millions d’hectares dans les cinq ans à venir, et en référence
aux catégories des aires protégées de l’UICN ». La même déclaration présidentielle a proposé
d’augmenter la surface des AMPs, sans toutefois stipuler une surface particulière, étant donné le
manque de lignes directrices internationales à cette époque. Le rapport d’avancement sur la mise en
oeuvre de la déclaration de Durban réalisé par le Ministère de l’environnement (2005) a, depuis, ciblé
un million d’hectares d’AMPs. L’objectif est aujourd’hui loin d’être atteint puisque la surface couverte
par les parcs nationaux marins, officiellement reconnus, n’est que de 37 000 ha. En plus des parcs
marins de Masoala et de Mananara nord, il existe également le parc marin et côtier de Sahamalaza-
Iles Radama au nord ouest de Madagascar qui, lui aussi, est accolé à un parc terrestre et s’inscrit au
coeur d’une réserve de biosphère. Comme les deux premiers parcs, le parc marin constitue une zone
de protection intégrale, entourée d’une zone d’utilisation contrôlée (ZUC), régie par le COAP et
une Dina31. Créé en 2007, ses objectifs
P est chapeautée par l’ANGAP mais garde une base collaborative avec les différentes
communautés villageoises concernées.
Il existe ensuite un panel d’AMPs en cours d’officialisation dont la surface couvre plus de 100000
ha. Certaines, bien avancées dans la procédure d’officialisation, bénéficient déjà d’un arrêté de
protection temporaire. C’est le cas du complexe d’Andrabé au sein duquel une réserve spéciale32
avait déjà été déclarée en 1965 autour de Nosy Mangabé et de l’AMP d’Ambodivahibe, à l’extrême
nord de l’île. C’est également le cas du parc national de Nosy Hara au nord-ouest de Madagascar
dont le responsable n’est autre que Joamanana. Fort de son expérience à Masoala, le projet de Nosy
Hara a bénéficié de nombreuses études socio-économiques en amont et la gestion du parc s’organise
désormais autour de « comités de surveillance » composés des villageois, dont le rôle est de
collecter et de suivre la production halieutique, d’inventorier les pratiques de pêche destructives et
de contrôler le braconnage. Enfin l’AMP de Velondriake (Andavadoaka), située à une cinquantaine de
km au nord de Tuléar, est actuellem
st
a
31 Accord contractuel entre les membres d’une communauté concernant l’usage des ressources naturelles
et garantissant le respect des pratiques non destructrices.
32 Le statut de réserve spéciale correspond à la catégorie IV du Système d’aires protégées malgaches. Il est
dédié à la protection d’espèces remarquables. Ces réserves sont libres d’accès au public, en revanche la chasse,
la pêche et la cueillette y sont interdites.
66
Figure 2-3 : Les aires marines protégées de Madagascar
67
Pour finir, cinq AMPs supplémentaires sont actuellement en cours de création : la demande
d’arrêté de protection temporaire doit être rédigée. Ces AMPs couvrent près de 28000 ha. Il s’agit
tout d’abord du Grand Récif de Tuléar (GRT), classé en réserve de Biosphère depuis 2003. Ce
complexe récifal est constitué de l’AMP de la baie de Salary, de la réserve communautaire de la baie
de Ranobe et du Parc national littoral du sud de Tuléar. Les réserves de Nosy Tanikely au nord ouest
de l’île et Nosy Ve au sud de Tuléar sont les deux dernières. Elles constituent des cas à part
puisqu’elles émanent d’initiatives locales en marge des démarches institutionnelles nationales et
internationales. Il y existe en effet, des Dinas datant respectivement de 1995 et 1999. Celles-ci
confèrent à ces sites un statut d’AMP informel et sont gérées au niveau communal. La signature d’un
arrêté de protection temporaire leur permettrait d’être officialisées et rattachée au réseau d’AMPs
malgaches.
Au total, Madagascar compte plus de 170000 ha d’AMPs. La construction progressive de ce
réseau s’est faite en parallèle des changements advenus dans les logiques de conservation à l’échelle
internationale. Les organismes nationaux comme l’ANGAP, chargés de la gestion des AMPs, ont dû
s’adapter et ont ainsi orienté leur stratégie de conservation sur l’approche participative basée sur les
communautés villageoise. Madagascar est, à ce titre, l’exemple d’une transition réussie, de
l’exclusion à la participation.
c) La Réserve Naturelle Marine de la Réunion
Située par 21° de latitude Sud et 55° de longitude Est, La Réunion appartient, avec les îles de
Maurice et Rodrigues, à l’archipel des Mascareignes. Depuis la loi du 14 Mars 1946, elle a le statut de
Département français d’Outre Mer (DOM) et, à ce titre, fait partie des régions ultrapériphériques de
l’Union européenne. L’île s’étend sur une superficie de 2512 km², ce qui en fait la troisième plus
petite région française après la Martinique et la Guadeloupe.
Au 1er Janvier 2008, la population réunionnaise est estimée à 802 000 habitants. Avec un fort
excédent naturel et une croissance démographique soutenue (1,5% par an entre 1999 et 2006), il est
prévu que la population s’élève à plus de un million dès 2030. Le Produit Intérieur Brut (PIB) de la
région connaît une croissance bien plus rapide que celui de la France entre 1993 et 2002. Il est
estimé, en volume, à 4,3% contre 2,3% pour la France. Mais le PIB par réunionnais reste faible,
dépassant à peine la moitié du niveau moyen français. Le taux de chômage est parmi les plus élevé du
territoire national (27,2% en 2009) et 8,3 % (soit près de 67 000 personnes) des réunionnais
bénéficient du Revenu Minimum d’Insertion (RMI) (INSEE, 2010).
L’émersion de La Réunion est datée à environ 2,1 à 3 millions d’années (McDougall, 1971). Elle
est considérée, à ce titre, comme une île volcanique jeune. Elle est dominée par deux sommets : le
Piton de la Fournaise, volcan actif qui culmine à 2631 m. et le Piton des Neiges, 3069 m., ancien point
chaud qui surplombe trois cirques d’effondrement : Salazie, Mafate et Cilaos. Les crêtes de ceux-ci
culminent en moyenne à plus de 2000 m. d’altitude. Ce relief accidenté joue un rôle essentiel dans la
distribution des vents. Deux grands secteurs peuvent être distingués : la côté au vent, à l’Est, qui
subit les flux dominants que constituent les alizés ainsi que les trains de houles qui en découlent et la
côte sous le vent, à l’Ouest, protégée par les hauts reliefs du centre de l’île.
L’ensemble des ces facteurs explique l’inégale répartition de la population sur le territoire
réunionnais. L’INSEE estime que moins de 20 % des habitants vivent dans la zone des Hauts, à une
altitude supérieure à 800m, zone qui représente les trois quarts de la superficie de l’île. L’essentiel de
la population vit le long des côtes, là où se concentre également le plus gros de l’activité économique.
Ainsi les régions ouest et sud, bordées par les récifs coralliens, accueillent respectivement 25% et
35% de la population réunionnaise et connaissent un taux d’accroissement annuel de plus de 1,5
(INSEE, 2010). Ces facteurs participent également à l’explication de la localisation, de la nature et de
la faible étendue des constructions coralliennes autour de l’île. Principalement localisées dans les
68
régions ouest et sud, les complexes récifaux occupent une surface globale de 12 km², répartis sur 25
km de linéaire côtier, soit 12% du linéaire total (Tessier et al., 2008) (Carte 2-2).
Carte 2-2 : Localisation des constructions coralliennes à La Réunion
Agés d’environ 10 000 ans (Montaggioni, 1978), les constructions coralliennes présentes à La
Réunion sont jeunes. On y trouve des bancs et plate-formes récifales (Photo 2-2) ainsi que des récifs
de type frangeant. Composés d’une zone d’arrière récif, d’un platier récifal et d’une pente externe
(Photo 2-2), ces derniers sont localement appelés « lagons » car ils offrent un espace de baignade
protégé du large (Photo 2-2).
L’histoire de la protection de l’écosystème récifal réunionnais date d’une quarantaine d’année.
Elle a récemment abouti, en Février 2007, à la création de la Réserve Naturelle Marine de La
Réunion (RNM). Au gré des jeux d’acteurs, de l’évolution des usages et des connaissances
scientifiques sur le milieu, nous proposons de retracer ce cheminement que l’on peut appréhender
en 5 grandes étapes successives.
69
Photo 2-2 : Constructions coralliennes et urbanisation littoral à La Réunion
(Clichés : A. Lemahieu, 2010)
1. Jusqu’à 1982 : L’alerte scientifique
Dès les premiers temps du peuplement de la Réunion, le rapport des hommes à la mer a
toujours été distant. La mer a longtemps été considérée comme un milieu hostile et la pêche comme
une activité de parias, réservée aux esclaves « marrons » et aux créoles pauvres vivant à proximité
du littoral (Gerbeau, 1979). Ainsi, jusqu’en 1950, l’exploitation du milieu récifal côtier se résume-telle
à quelques activités marginales de pêche et de cueillette sur le front récifal (Robert, 1977),
l’essentiel des usages étant tourné vers l’extraction de corail pour faire de la chaux. Obtenue par
torréfaction des coraux morts dans de hauts fourneaux de pierre, la chaux était indispensable pour
les constructions en dur. A la fin du XIXème siècle, la création d’usines sucrière modernes a vu la
production s’accélérer, la chaux entrant également dans le cycle de fabrication du sucre (Tergemina,
1999). Pendant un siècle, l’extraction de corail représente donc une activité relativement lucrative
pour toute une frange de la population réunionnaise. Elle connaît un net ralentissement dès le début
du XXème siècle avec la crise du sucre et l’apparition du ciment d’importation. Finalement, l’arrêté
préfectoral n°1.486 DAG-1 du 9 juin 1969 interdit définitivement l’extraction de corail dans les
lagons réunionnais. Si l’on peut considérer cet arrêté comme la première velléité des pouvoirs
publics à gérer le milieu récifal, il n’en reste pas moins symbolique puisque la conjoncture avait fait de
l’extraction de corail, une activité déjà mourante (David et al., 2005).
Les années 1970 marquent le début de la modification des usages du milieu marin. L’arrivée
massive de métropolitains entraîne un développement conséquent de l’urbanisation côtière,
particulièrement dans l’ouest autour des noyaux urbains déjà existants comme Saint-Gilles, ainsi que
l’apparition de nouvelles activités nautiques telles que le surf, la plongée sous-marine ou la chasse
sous-marine. Bien que pratiquée depuis le début des années 1950 (Roos et al., 1998), cette dernière
70
ne prend son essor qu’avec l’organisation de compétitions à la fin des années 1960, initiées par des
chasseurs confirmés originaires des rivages méditerranéens. La mise en place d’une surveillance des
plages par les maîtres nageurs sauveteurs en 1967 est probablement à l’origine de l’accroissement de
la fréquentation balnéaire, tant par les nouveaux arrivants que par les réunionnais qui,
progressivement, tendent à s’approprier l’espace marin et côtier (Cazou, 2000). A cette époque,
l’activité touristique est balbutiante, la fréquentation étant estimée à 14 450 en 1974 (Picard, 2001).
La multiplication des usages marins et côtiers entraîne rapidement l’émergence des premiers
conflits, notamment entre « petits pêcheurs du lagon » et chasseurs sous-marins. Leur résolution
est l’occasion, pour les pouvoirs publics, de prendre position en promulguant le véritable premier
acte de gestion du milieu. En 1976, deux arrêtés préfectoraux sont signés, le premier interdisant la
chasse sous-marine sur l’ensemble de l’île, trois mois par an du 1er octobre au 1er janvier (Arrêté du
25 Mai 1976), le second réglementant tous les types de pêche côtière (Arrêté du 21 Juillet 1976).
Ainsi le ramassage de corail et de coquillages vivants (sauf pour les moules et les oursins) devient-il
prohibé. Il en va de même des utilisations de la dynamite et de filets pour les pêcheurs à pied,
excepté pour les engins fixes. Les marins dits « professionnels » gardent le droit de pêcher au filet
dans les lagons pour capturer des appâts vivants. Quant aux capucins nains, espèce de Mullidés très
recherchée, elle fait l’objet d’une autorisation de capture nominale, octroyée préférentiellement aux
marins professionnels (David et al., 2005).
C’est dans ce contexte que les premières études en écologie récifale sont menées, notamment à
travers les thèses de Bouchon et Ribes en 1978. Ces études sont concordantes : l’écosystème récifal
se modifie. Les algues progressent au détriment des formations coralliennes. La proliférations
anormales d’éponges et d’oursins est un signe d’un changement de la qualité des eaux du lagon,
imputé à la pression anthropique grandissante sur ce milieu (Bouchon, 1978 ; Ribes, 1978). Les
scientifiques commencent alors à multiplier les messages d’alerte à destination des pouvoirs publics
et profitent des Etats généraux de l’environnement de La Réunion de 1982, déclinaison locale des
Etats généraux de l’environnement nationaux, pour apporter une contribution remarquée au « Livre
blanc de l’environnement » (Anonyme, 1982).
2. De 1982 à 1992 : Appropriation locale des problématiques de conservation
La parution du livre blanc de l’environnement concorde avec l’inauguration du laboratoire
d’écologie marine, Ecomar, à l’Université de La Réunion. Par ce biais, les études universitaires sur
l’écologie des récifs se multiplient et les messages d’alerte quant à la dégradation de l’écosystème
s’amplifient (Faure, 1982 ; Guillaume et al., 1983 ; Cuet et al., 1988 ; Naïm, 1989 ; Amanieu et al.,
1993). Des évènements climatiques d’envergure tel que le cyclone Firinga en 1989, engendrent des
modifications dans la structure des communautés benthiques (Guillaume et al., 1983) et provoquent
une mortalité massive (plus de 99%) des coraux des lagons de Saint-Leu et Saint-Pierre (Letourneur
et Chabanet, 1993). Ces changements profonds des communautés coralliennes entraînent des
modifications sur l’organisation structurale des peuplements ichtyologiques (Chabanet et al., 1995) et
en particulier sur celle des jeunes poissons particulièrement vulnérables à la destruction de leur
habitat (Chabanet et Letourneur, 1995).
La fin des années 1980 est également la période au cours de laquelle les activités nautiques
connaissent un véritable essor. L’ouverture de clubs de surf dès 1984 et la création de la Ligue
de surf réunionnaise en 1986 participent à la démocratisation du sport et à la multiplication des
compétitions (Thomassin et Havard, 2008). De même, les clubs de plongée sous-marine se
professionnalisent, en passant du statut associatif courant dans les années 1980 au statut privé, et se
multiplient (Louze, 2007), tandis que l’activité wind-surf se développe progressivement et que la
fréquentation touristique ne cesse d’augmenter.
Les dégradations avérées de l’écosystème corallien et la multiplication des usages posent alors la
douloureuse question de l’équilibre entre la valorisation économique du milieu récifal et sa
protection. En témoigne l’antagonisme des décisions prises à ce sujet par les pouvoirs publics. D’un
71
côté, ces derniers s’approprient progressivement la question de la protection des milieux récifaux et
se saisissent du dossier. Le Conseil Régional de La Réunion jour alors un rôle moteur en
proposant trois actions majeures (David et al., 2005) :
• la mise en place d’un réseau de collecte des eaux usées sur l’ensemble des communes du littoral
occidental de la Réunion et la construction de quatre stations d’épuration ;
• l’organisation d’une campagne de sensibilisation des usagers du lagon, qui donne lieu à la
publication d’un ouvrage de vulgarisation destiné aux enfants "Le monde merveilleux du récif à la
Réunion" (Gabrié, 1987);
• une étude relative à l’aménagement et à la gestion des milieux récifaux de l’île de la Réunion
(Gabrié et al., 1989) qui sera, par la suite, intégrée au futur Schéma de Mise en Valeur de la Mer
(SMVM).
D’un autre, ils tentent de transformer l’espace récifal en un espace rêvé, à destination de la clientèle
touristique. Ainsi, sous l’impulsion du Comité du Tourisme de La Réunion (CTR) créé en 1989, le
calibrage régulier des plages, pour ôter tout débris corallien pouvant nuire au confort des touristes
et usagers locaux, est-il organisé, occasionnant un amaigrissement significatif des stocks de sable et
une érosion importante du linéaire côtier.
Pour peser dans les choix d’actions publiques, les scientifiques, soutenus par la société civile, se
regroupent en association en créant notamment l’ONG environnementale Vie Océane en 1991.
Cette dernière devient un vecteur de diffusion de l’information scientifique tout en représentant une
force d’opposition à des projets jugés dangereux pour la préservation du milieu naturel. Rapidement,
l’association rentre ainsi en conflit avec les institutions représentant les opérateurs touristiques et
dénonce les pratiques de certains chasseurs sous-marins.
Face à ce difficile équilibrage entre valorisation économique et protection des milieux récifaux et
sous la pression des associations de protection de l’environnement, le Conseil Régional et la souspréfecture
de Saint-Paul organisent, en décembre 1991, un colloque intitulé « Protection des
lagons ». Ouvert à l’ensemble des acteurs du littoral, il leur permet de prendre connaissance des
dangers qui menacent les récifs de la Réunion et de débattre des solutions pour réduire ces menaces
(Thiaville, 1992). C’est à l’issue de ce colloque qu’est prise la décision de créer une aire marine
protégée englobant les 25 km de littoral corallien de l’île.
3. De 1992 à 1997 : Un parc marin « papier »
Dans la continuité du colloque « Protection des lagons », l’arrêté préfectoral n°353 DICV/3 du
28 Février 1992 vient modifier ceux de 1976 en instaurant des réserves de pêche englobant
l’ensemble des lagons de l’île ainsi que les deux zones de pente externe jusqu’à 50m de profondeur
(du Cap La Houssaye jusqu’à la Pointe de Boucan et du port de Saint-Gilles jusqu’à la ravine de Trois
Bassins). A l’intérieur de ces réserves, toute pêche est interdite sauf la pêche à la ligne, à pied. (Figure
4-2)
Cet arrêté instaure ce qui a longtemps été appelé le Parc marin, expression tirée du nom de
l’association en charge de son application, qu’il était prévu de créer en même temps : l’Association du
Parc Marin de La Réunion (APMR). Cette dernière ne fut créée que le 17 Juillet 1997, 5 ans plus
tard, reléguant au placard les espoirs des scientifiques de voir enfin une réglementation des pêches
côtières s’appliquer. Sans surveillance efficace, le Parc marin reste au stade de l’AMP « papier » et ne
modifie aucunement les pratiques et les comportements. Il faut dire que la décision de créer un Parc
Marin a été prise sans qu’aucune association ni participation des usagers locaux n’ait été menée.
Aux dires des associations de protection de l’environnement Vie Océane, Ecologie Réunion et la
Société Réunionnaise pour l’Etude et la Protection de l’Environnement (SREPEN), exprimés dans une
lettre ouverte au Ministre de l’environnement envoyée le 12 mars 1997, ce retard s’explique par « la
frilosité d’un représentant sous-préfectoral » et par la succession de fonctionnaires d’état ne sachant pas
« tenir compte de l’investissement de leurs prédécesseurs ». Ainsi, afin d’accompagner le processus de
72
création du Parc et de l’APMR, un comité de pilotage « Parc Marin » d’une cinquantaine de membres
est constitué. Regroupant des élus, des scientifiques, des juristes des responsables du monde socioprofessionnel,
ce comité a pour objectif de définir les contours d’un consensus institutionnel quant à
la création de cette AMP. Il est appuyé par un groupe d’experts techniques. Au total, une soixantaine
de réunions sera nécessaire de 1994 à 1997 avant d’aboutir à la création de l’APMR, association du
type loi 1901, qui regroupe sept communes littorales et dont l’espace de gestion est constitué des
milieux coralliens de chacune d’elles.
En parallèle, les bureaux d’études BCEOM et IARE sont chargés d’analyser la faisabilité du projet.
La présentation des résultats de cette étude en Décembre 1994 expose la nécessité de faire évoluer
les statuts de l’APMR vers ceux d’un syndicat mixte, permettant ainsi de consolider la structure. Il est
également proposé que son espace de gestion acquiert une pérennité garantie par le Gouvernement
français via un statut de Réserve Marine, à défaut du statut de parc naturel régional, trop complexe à
mettre en oeuvre dans le cadre du milieu récifal de la Réunion (David et al., 2005). Le statut de
Réserve Marine permettrait en effet de passer d’une simple, mais stricte, réglementation des usages
associée au statut du Parc marin de La Réunion, à un espace officiellement réglementé autour d’un
zonage des activités.
4. De 1997 à 2007 : Du Parc marin à la Réserve Naturelle Marine de La Réunion
L’année 1997 marque un tournant important dans l’histoire de la protection de l’écosystème
récifal de La Réunion.
Tout d’abord, elle voit finalement aboutir les réflexions et négociations engagées cinq ans
auparavant, avec la création officielle de l’APMR. Constituée d’une équipe opérationnelle (trois
cadres et 9 écogardes), l’association avait en charge d’engager des actions concrètes en faveur de la
protection des récifs, de type : mise en place d’un sentier sous-marin, installation de bouées
d’amarrage, création d’un programme d’éducation et de sensibilisation du grand public mais
également dans les écoles. Le second volet d’intervention de l’APMR concernait la surveillance du
milieu, en vue du respect de l’arrêté de 1992 relatif aux réserves de pêche. Bien que dénués de
pouvoir d’assermentation, le recrutement d’écogardes a rendu officielle la réglementation de l’arrêté
de 1992. Les rondes régulières sur le terrain et les sanctions appliquées à certaines pratiques ont
permis de rendre bien réelle l’ancienne « AMP papier » aux yeux des usagers, tout en faisant naître
les tensions et les conflits qui vont avec.
En outre, l’année 1997 marque le début de la structuration d’un réseau de suivi de l’état de
santé des récifs coralliens à l’échelle de la région sud-ouest de l’océan Indien. Fédéré sous
l’impulsion de la COI à travers le Programme Régional Environnement (PRE-COI, 1995-2000), ce
réseau régional a bénéficié du rôle moteur de La Réunion, en termes d’expertise et d’expérience. En
parallèle, un réseau local, appelé « réseau récif », regroupant les collectivités locales, l’état, les
scientifiques et les associations, s’est effectivement structuré autour du laboratoire ECOMAR de
l’Université, de l’Association Recherche Valorisation Marine (ARVAM), puis, par la suite, de l’APMR.
Le Réunion a joué un rôle très actif dans ce réseau en élaborant notamment un guide de suivi des
récifs coralliens (Conand et al., 1998). L’objectif de ces réseaux est de suivre régulièrement l’état de
santé des récifs coralliens par des méthodes relativement simples, qui puissent être mises en place
dans l’ensemble des pays de la zone. Ainsi, en 1999, le réseau régional créé pendant le PRE-COI est
officiellement reconnu comme « noeud régional » du Global Coral Reef Monitoring Network (GCRMN)
pour la région sud-ouest de l’océan Indien (Chabanet, 2005). Cette structuration avait déjà été
proposée en 1997 par B. Salvat et C.I. Wilkinson lors du colloque « L’Homme et le Récif » à Nosy
Bé.
La décennie 1997-2007 voit progressivement s’intensifier les différents usages du milieu marin,
que ce soit en termes de pêche ou d’activités nautiques. Avec l’ouverture d’un second aéroport à
Saint-Pierre en 1998, la fréquentation touristique de l’île s’intensifie, avec plus de 370 000 visiteurs en
1998. En 2000, le chiffre d’affaire du tourisme dépasse celui de l’industrie sucrière locale et les
73
autorités sont rapidement confrontées à de nouveaux problèmes comme la gestion du foncier et
l’articulation du tourisme et de la culture locale. De nouvelles pratiques apparaissent également.
C’est le cas du kite-surf, qui fait son apparition à La Réunion dans les années 2000 et qui ne cesse,
depuis, d’avoir des adeptes.
Parallèlement, un premier bilan de l’état de santé des récifs coralliens est dressé à partir des
résultats de suivi des différents réseaux entre 1998 et 2006. Globalement, l’évolution des
peuplements benthiques montre un accroissement de la couverture algale aussi bien sur les platiers
que sur les pentes externes. Cependant, si la couverture en corail vivant diminue sur les pentes
externes, aucune évolution particulière n’est à noter sur les platiers. Concernant les ressources
ichtyologiques, les abondances ont fortement augmenté en 2002 sur les platiers, en raison d’un
recrutement exceptionnel. Suite à cela, l’abondance globale sur les pentes externes augmente
également puis se stabilise. Globalement les prédateurs de haut niveau trophique et notamment les
piscivores sont très peu abondants, voire absents, ce qui est caractéristiques des milieux fortement
exploités par les activités halieutiques (Tessier et al., 2008).
En toile de fond, un long processus de concertation entre les différents acteurs du milieu
marin est mené successivement par l’APMR et la DIREN, en vue de l’obtention d’un statut
officiellement reconnu pour l’AMP et son futur gestionnaire. L’analyse des choix de concertation
durant cette période est riche d’enseignements pour comprendre les stratégies et les logiques
actuelles de certains acteurs. Nous consacrerons donc un paragraphe particulier à cette analyse, au
Chapitre 4 de la deuxième partie. Il n’en reste pas moins que l’option prise pour parvenir à protéger
le milieu est celle de la consultation et de la participation de la plupart des usagers de l’espace marin.
Les manifestations à répétition de certains d’entre eux ont montré qu’une décision arbitraire ne
pouvait garantir l’efficacité de la protection et qu’il était donc nécessaire de tenir compte des
pratiques et attentes de ces derniers. Cette concertation est ponctuée, en 2000, par l’acceptation
officielle de la demande de prise en considération du projet et se conclut, le 21 Février 2007, par la
signature du décret n°2007-236 de création de la Réserve Naturelle Marine de La Réunion
(RNM) (Annexe A). Son périmètre s’étend du Cap la Houssaye au nord jusqu’à la Roche aux oiseaux
au sud, soit un linéaire côtier d’environ 40 km, au droit des communes de Saint-Paul, Trois-Bassins,
Saint-Leu, Les Avirons et Etang-Salé (Figure 2-4). Il englobe le domaine public maritime depuis la
laisse des hautes mers jusqu’à une profondeur comprise entre -15 m et -110 m et couvre ainsi les
zones de platier récifal et d’arrière récif, appelées localement « lagon », ainsi que la pente externe. Sa
largeur varie ainsi de 300 m à 1600 m, avec une moyenne de 1 km. Au total, la RNM couvre une
surface de 3 500 ha environ, ce qui en fait le plus grand espace marin corallien classé en réserve
naturelle du territoire national33. Sept objectifs lui sont assignés :
• restaurer la qualité des écosystèmes coralliens et préserver le patrimoine marin de l’île ;
• réguler et structurer les usages ;
• valoriser durablement les activités économiques (tourisme, nautisme, pêche) ;
• protéger les côtes sableuses contre l’érosion ;
• développer une image forte de qualité du littoral et du milieu corallien ;
• ouvrir des pistes de nouveaux métiers et d’insertion sociale et économique ;
• inciter à une meilleure gestion des actions sur le bassin-versant.
Pour parvenir à remplir ces objectifs, trois niveaux de réglementation ont été insaturés au
sein de la RNM :
• Le niveau 1 concerne la réglementation générale applicable à l’ensemble du territoire de la RNM.
Certains usages comme la pêche de loisir de nuit, le jet ski, le mouillage à moins de 30m de fond
ou l’utilisation de techniques de pêche destructives y sont interdits.
• Le niveau 2 correspond aux zones de protection renforcée qui représentent 45% de la superficie
totale de la RNM. En plus des règles de niveau 1, les activités extractives y sont strictement
33 http://www.reunion.ecologie.gouv.fr/rubrique.php3?id_rubrique=2#historique
74
encadrées voire interdites. Ainsi la pêche sous-marine, la pêche de loisir ou la pêche à la ligne en
dehors des côtes rocheuses et des plages de sable noir sont-elles interdites. En revanche, la
pratique de certaines pêches traditionnelles peut être réglementée par arrêté préfectoral et 20%
des zones de niveau 2 sont réservées à la pratique de la pêche professionnelle (zone 2b).
• Le niveau 3 concerne les zones de protection intégrale dans lesquelles toute activité humaine est
interdite. Ces zones ont vacation à permettre le repeuplement rapide des récifs.
Figure 2-4 : Aires Marines Protégées et Réserve Naturelle Marine à La Réunion
5. Depuis 2007 : Vers l’élaboration d’un plan de gestion pour la RNM
Malgré l’effort de concertation engagé, l’accueil du décret de création de la RNM est loin de faire
l’unanimité parmi les usagers locaux. La signature du texte réveille en effet, de nombreuses
revendications en particulier chez les pêcheurs traditionnels et les chasseurs sous-marins et
occasionne de vives manifestations de protestation. Il faut dire que le décret est signé alors qu’il
persiste encore de nombreux désaccords notamment sur le zonage de la future RNM. Les usagers ne
75
retrouvent pas leurs propositions dans la délimitation finale décrétée et estiment ne pas avoir été
véritablement écoutés. Nous reviendrons plus en détails sur cet épisode dans le Chapitre 4 de la
deuxième Partie. Quoiqu’il en soit, le processus de concertation engagé est perçu comme une simple
consultation par les acteurs tant la décision finale leur apparaît arbitraire.
Face à ces désaccords et en prévision d’oppositions de la part de certains, le décret de création
de la RNM a délibérément laissé le soin au préfet de réglementer localement certains usages par le
biais d’arrêtés. A partir de 2007, la Préfecture, la DIREN et l’APMR sont donc chargées de
déterminer ces règlementations locales en concertation avec les différents usagers.
En parallèle, l’année 2007 est aussi l’occasion de mettre en places les instances de
gouvernance de cette RNM. Non sans mal, l’APMR est désignée pour devenir gestionnaire sous le
statut de Groupement d’Intérêt Public – Réserve Naturelle Marine de La Réunion (GIP-RNMR). Pour
l’aider dans sa mission, un Comité consultatif et un Comité scientifique sont également créés. La mise
en place de ces instances est le sujet d’âpres négociations sur lesquels nous reviendrons également
dans le Chapitre 4 de la deuxième partie.
Enfin, dans la continuité de la création de la RNM, le large chantier de l’élaboration du plan de
gestion s’ouvre. Prévue sur trois ans, la procédure repose sur trois phases successives. Une phase
de diagnostic devant faire l’objet d’un « Etat 0 » écologique et d’un « Etat 0 » socio-économique
(Thomassin et David, 2009). Ces études ont vocation à dresser un portrait de la RNM à l’heure de sa
création dans le but de détecter ses atouts et ses faiblesses et de créer des indicateurs permettant
d’évaluer « l’effet réserve ». Ce diagnostic est suivi par une nouvelle phase de concertation avec
l’ensemble des acteurs pour identifier avec eux, les actions qu’ils souhaitent mettre en place pour
combler les lacunes relevées. Enfin, il s’agit de rédiger ce plan de gestion et de la faire valider par le
préfet. Le premier plan de gestion de la RNM est prévu début 2011 et couvrira une période de 5 ans.
L’histoire de la protection de l’environnement récifal à La Réunion, résumée par la Figure 2-5,
montre que les logiques de conservation sous-jacentes se sont succédées au gré des expériences.
Jusqu’en 1997, les décisions ne suivaient que les recommandations des scientifiques. Prises sans
concertation aucune, elles visaient à exclure arbitrairement tout usage susceptible de dégrader l’état
du milieu récifal. De 1997 à 2007, un processus de concertation a tenté de se mettre en place en vue
de la création de la RNM. Si de nombreuses réunions avec différents types d’usagers ont
effectivement eu lieu, au cours desquelles ceux-ci pouvaient donner leur vision de la future
réglementation du milieu, le décret final n’a semble-t-il pas satisfait les attentes de certains. Cette
tentative de concertation peut donc se rapprocher d’une phase d’association des usagers locaux sans
que l’ensemble de leurs opinions soient réellement prises en compte. En revanche, depuis 2007 et en
vue de l’élaboration du Plan de Gestion de la RNM, l’option prise est celle de la concertation.
L’expérience réunionnaise est unique en son genre à l’échelle nationale. Jusqu’alors, aucune AMP
française n’avait donné autant de place à la consultation et à la négociation avec les usagers locaux.
Manquant de recul, l’expérience peut sembler laborieuse et longue à déboucher sur la mise en place
effective d’un outil de protection. Elle constitue pour autant, une démarche pilote en France comme
à l’échelle du sud-ouest de l’océan Indien. En témoigne l’importance de la place accordée à la
dimension humaine dans la gouvernance de la RNM, symbolisée par la réalisation d’un « état 0 »
socio-économique à mettre en parallèle avec « l’état 0 » écologique pour guider l’élaboration du plan
de gestion, initiative jusqu’alors inexistante dans l’ensemble des AMPS existantes sur la planète.
76
Figure 2-5 : Frise chronologique de la mise en place de la RNM à La Réunion
2.3 Le modèle « Conservation – Participation » : Les AMPs des
Comores et de Rodrigues
a) Le Parc Marin de Mohéli : unique AMP des Comores
L’Union des Comores regroupe trois îles de l’archipel des Comores : la Grande Comore (1148
km²), Anjouan (424 km²) et Mohéli (290 km²). La quatrième île de l’archipel, Mayotte, possède le
statut français de département d’outre-mer. Située à l’entrée nord du canal du Mozambique,
l’archipel représente un site important pour la biodiversité terrestre et marine mondiale, tant les
écosystèmes présents sont riches et diversifiés. On trouve ainsi des milliers d’espèces floristiques et
faunistiques possédant un fort taux d’endémisme comme la chauve-souris de Livingstone, le dugong,
le pigeon des Comores, ou encore la tortue verte (Chelonia mydas) et le coelacanthe. Au total, 21 de
ces espèces figurent sur la Liste Rouge de l’UICN des oiseaux, mammifères et reptiles en danger.
La pauvreté de la population comorienne, estimée à environ 750 000 habitants en 2008,
contraste avec cette grande richesse biologique. La pêche artisanale et l’agriculture de subsistance
jouent un rôle essentiel dans l’alimentation des habitants. La population est essentiellement
concentrée sur le littoral et les activités anthropiques font ainsi subir de nombreuses pressions à
l’environnement marin et côtier. On pense notamment à la déforestation à des fins agricoles, à
l’extraction du sable des plages à des fins de construction ou à l’utilisation des techniques de pêche
destructives. Les côtes de l’archipel, d’origine volcanique, abritent pourtant des habitats riches et
variés tels que des récifs coralliens, des plages, des falaises de lave et des mangroves.
77
Dès 1993, le gouvernement des Comores élabore une Politique Nationale de l’Environnement
qui se traduit par l’approbation, en 1994, du Plan d’action environnemental et la promulgation, en
1995, d’une Loi-cadre relative à l’environnement. De 1995 à 2000, le Programme Régional
Environnement de la COI (PRE-COI) permet d’établir un bilan global des enjeux environnementaux
nationaux, de mener une action continue de sensibilisation des populations et d’établir un atlas
détaillé des ressources marines. En parallèle, le pays ratifie de nombreuses conventions
internationales et régionales mais peu d’initiatives mettant en oeuvre ses engagements ne voient le
jour (Paris, 2003).
Ce n’est qu’avec le projet « Conservation de la biodiversité et développement durable aux
Comores », financé par le Fond Français pour l’Environnement Mondial (FFEM), le PNUD et le
Gouvernement des Comores, et initié en 1998 pour une durée de 5 ans, que l’unique AMP des
Comores est créée. Conduit par la Direction générale de l’environnement avec l’assistance technique
de l’IUCN, le principal résultat de ce projet est la création du Parc Marin de Mohéli (PMM), institué
par décret ministériel en 2001 (Décret n° 01-053/CE) et géré par des accords de co-gestion avec
l’ensemble des villages concernés (Figure 2-6).
Figure 2-6 : Le Parc Marin de Mohéli, unique aire marine protégée des Comores
78
D’autres projets d’AMPs existent mais stagnent depuis plusieurs années. L’étude de faisabilité
pour la création d’un Parc régional marin pour le Coelacanthe sur la côte sud-ouest de la Grande
Comore a ainsi été réalisée en 2000, sans suite (Chaboud et al., 2000). De même, la création d’un
parc marin à Bimbini sur l’île d’Anjouan a longtemps été évoquée sans que le projet ne soit
réellement enclenché.
La zone sud de l’île de Mohéli, incluant les îlots de Nioumachoa, est connue dans l’ensemble de
l’archipel comme étant la plus poissonneuse des Comores. Il y existe en effet une diversité des
écosystèmes qui favorise le recrutement des larves et la reproduction des espèces halieutiques. La
côte est une succession de plages et de zones rocheuses avec quelques zones de mangroves. Un récif
de type frangeant longe toute la côte et entoure les sept îlots situés face au village de Nioumachoa.
Contrairement aux autres zones marines des Comores qui atteignent de grandes profondeurs près
des côtes, le plateau continental de cette zone s’étend jusqu’à une distance de 15 km des côtes
(Paris, 2003). La qualité exceptionnelle de la biodiversité de cette région a été confirmée par
plusieurs études dont celle de l’Université d’Edinburgh, réalisée en 2002, ayant identifié quelques 275
espèces de poissons, 110 espèces d’invertébrés et une vingtaine de familles de coraux (EUCARE,
2002). En outre, les plages de la zone constituent un des sites de ponte les plus importants au monde
pour la ponte des tortues vertes. Certains îlots abritent des colonies d’oiseaux marins tels que les
sternes noddy (Anous stolidus), les sternes fuligineuses (Sterna fuscata) et des fous (Sula sula, Sula
dactylatra). Enfin, de juillet à octobre, on peut observer de nombreuses baleines à bosse (Megaptera
novaengliae), des dauphins à long bec (Stenella longirostris) et quelques dugongs (Dugong dugon) (Photo
2-3).
Photo 2-3 : Richesse paysagère et biodiversité dans la région du parc marin de Mohéli
(Clichés : A Thomassin, 2009)
Fort de cette biodiversité et de cette richesse paysagère, la zone marine de Mohéli est désignée
comme prioritaire pour l’établissement d’une aire protégée depuis 1988 et a fait l’objet de nombreux
79
rapports recommandant l’urgence de sa protection (De Rham, 1988 ; Bruton et al., 1989 ; Jamar de
Bolsée, 1994 ; Tilot, 1994). A cette époque, l’objectif prioritaire est la protection des tortues vertes
au titre de leur statut d’espèce emblématique ainsi que de leurs sites de ponte. Les îlots de
Nioumachoa sont désignés par les scientifiques comme les sites prioritaires à protéger et sont classés
dès 1991 en réserve de pêche. Cependant, l’état des lieux environnemental et socio-économique
dressé au cours du PRE-COI montre que d’autres sites méritent également une protection tant pour
leur forte fréquentation par les tortues, que pour la motivation exprimée par les villageois à
s’engager dans la protection de leur environnement. C’est le cas du village d’Itsamia, situé à l’extrême
sud-est de l’île, qui est rapidement désigné village-pilote du projet et qui bénéficie de la construction
de la Maison de la Tortue, de formations pour les jeunes en écologie des tortues et d’un
recensement fin des sites de ponte. Il ressort également de ce diagnostic une diminution des stocks
de poissons récifaux dans l’ensemble des villages de la côte sud de l’île, poissons pourtant vitaux pour
les populations locales. Ainsi, lorsque le projet « Conservation de la Biodiversité et Développement
durable aux Comores » débute en 1998, l’espace retenu pour la future AMP est bien plus vaste et
couvre l’ensemble du territoire maritime des dix villages occupant la partie méridionale de l’île
(David et al., 2003). L’objectif n’est plus centré uniquement sur la protection de la Tortue verte mais
est élargit au développement durable des villages.
Dès le départ, le Gouvernement comorien a souhaité que la future AMP repose sur des
accords de co-gestion afin de veiller à l’intégration et la participation de l’ensemble des villageois. Il
faut dire que la structure villageoise mohélienne, organisée systématiquement autour d’une
association de développement, légalement constituée ou non, est propice à la gestion collaborative.
En outre, avant même le démarrage du projet d’AMP, la plupart de ces associations s’était dotée de
sections environnementales appelées « Ulanga ». Ainsi, de janvier 1999 jusqu’à la signature des
accords de co-gestion fin 2001, de nombreuses rencontres et de visites de terrain ont été organisées
avec les pêcheurs, les associations villageoises et, d’une façon générale, les communautés villageoises
des dix villages riverains. Cette concertation s’est organisée en trois phases (Paris, 2003):
• Il s’est agit tout d’abord de collecter des données de base sur l’état et l’utilisation des ressources
naturelles, la réglementation locale, la structure organisationnelle des villages, etc. Cette
première phase a été l’occasion de consulter l’ensemble des groupes sociaux des villages
(notables, femmes, jeunes, pêcheurs, agriculteurs, éleveurs, associations, chef de village) et
d’organiser des sorties en mer et en forêt avec les villageois ;
• La seconde phase avait pour but de discuter de la réglementation envisagée pour la future AMP,
sur la base de la réglementation locale déjà existante et selon les propositions des associations et
des pêcheurs. Une journée a été consacrée à la délimitation d’une réserve en compagnie des
pêcheurs et des membres de l’association villageoise ;
• Enfin, des réunions de restitution ont été organisées dans chacun des villages pour présenter la
situation actuelle et valider les propositions discutées.
L’ensemble du processus de concertation mené en amont du PMM, fait preuve d’exemplarité
en termes de gestion communautaire pour l’ensemble des pays de la région. L’initiative a
d’ailleurs été récompensée par le Prix Equateur en 2002, lors du Sommet de Johannesburg.
Elle débouche donc par la création du PMM le 19 Avril 2001. D’une superficie de 404 000
hectares, le parc s’étend du rivage jusqu’à l’isobathe des 100m. Il englobe également l’ensemble des
terroirs villageois des 10 villages concernés, regroupant environ 10 000 habitants dont 285 pêcheurs
pluri-actifs (Gabrié, 2003). Dix réserves de pêche, représentant 5,5% de la superficie du parc, où tout
prélèvement est proscrit, ont été créées sur les propositions des pêcheurs de chaque village (Figure
2-6). L’objectif de PMM est d’assurer la conservation et l’utilisation durable de la biodiversité marine
et côtière, notamment les ressources halieutiques, et de favoriser le développement de
l’écotourisme. Sous la tutelle du ministre chargé de l’environnement, le PMM est administré par un
organe délibérant, le comité de gestion, et un organe exécutif représenté par l’équipe du parc. Le
comité de gestion a été constitué conformément aux intentions de gestion communautaire. Il est
composé du secrétaire général du gouvernorat de l’île de Mohéli qui joue le rôle de Président, d’un
80
représentant de chacun des 10 villages, du directeur régional en charge de l’environnement, du
directeur régional en charge du tourisme, d’un représentant de la gendarmerie, d’un représentant
des opérateurs touristiques et d’un représentant des agents du parc. L’équipe du parc est constituée
du Conservateur, de 12 écogardes (un pour chaque village à l’exception de Nioumachoa et d’Itsamia
qui en comptent deux), d’un chargé de mission sur les ressources halieutiques, d’un chargé de
mission sur l’écotourisme et d’un assistant administratif et financier.
Avec la fin du projet « Conservation de la Biodiversité et Développement Durable aux
Comores », les financements du FFEM et du PNUD sont interrompus courant 2003. Malgré un franc
succès au démarrage, le PMM entame alors une douloureuse période durant laquelle les espoirs
et les ambitions des villageois ont tendance à s’écrouler. L’absence de financements pérennes
entraîne l’arrêt de la rémunération des écogardes et le ralentissement progressif des actions du parc.
L’onde de déception gagne rapidement les villages qui, par manque d’entretien, voient se dégrader les
structures d’hébergement écotouristiques et, de fait, diminuer la fréquentation touristique.
Cependant, la relance du projet porté par la COI de création d’un réseau régional d’AMPs,
courant 2005, a permis de redonner espoir à l’équipe du PMM par le biais de financements ponctuels.
Dans le cadre de la composante 2 du projet, le PMM a été identifié pour des interventions
d’urgence et a fait notamment l’objet de soutiens financiers et humains pour l’élaboration de son
plan de gestion. Ce document, attendu courant 2010, devrait être l’occasion de relancer l’activité du
parc et de remobiliser les forces vives au sein des différents villages.
b) Les AMPs de l’île Rodrigues
Avec ses 90 km de récif frangeant et son lagon de plus de 250 km² de surface, s’écartant entre 20
m et 7 km des côtes, Rodrigues est la plus vieille des trois îles composant l’archipel des Mascareignes.
D’origine volcanique, l’île repose sur un vaste plateau insulaire mesurant 55 km de long et 30 km de
large ce qui offre des conditions idéales pour le développement de complexes récifaux. L’île se
trouve en effet ceinturée d’un récif corallien frangeant d’étendue variable, pouvant aller de 50m à
8km. On trouve également un récif barrière à l’ouest. Au total, l’appareil récifal s’étend sur une
superficie de 200 km² (Photo 2-4). La faible étendue et l’altitude modérée de l’île (386m. au Mont
Limon) ne sauraient conditionner une opposition de régime notable entre les versants occidental et
oriental ce qui explique que le complexe récifal se soit développé tout autour de l’île (Faure et
Montaggioni, 1971).
Située à 600km à l’Est de l’île Maurice, Rodrigues y est rattaché politiquement depuis son
indépendance en 1968. Elle obtient une autonomie administrative en novembre 2001, Ce nouveau
statut lui offre un système de gouvernement décentralisé, lui procurant le droit de promulguer des
lois et des réglementations relatives aux affaires intérieures, mais il continue à être soumis aux lois
mauriciennes. L’autonomie est réellement mise en vigueur avec l’élection en janvier 2003 du chef
Commissaire Serge Clair, à la tête de l’Assemblée Régionale de Rodrigues (Puech, 2003).
Au 1 Juillet 2009, le Central Statistics Office (CSO) de Maurice estime la population rodriguaise à
37 748 personnes. L’économie de l’île repose essentiellement sur le secteur primaire. L’agriculture,
destinée au marché locale et à l’exportation, souffre de deux problèmes majeurs causés par les
vagues de grave déforestation qu’a subies l’île (Photo 2-4): l’érosion qui a lessivé les sols et
gravement endommagé le potentiel agricole des terres et les redoutables périodes de sécheresse qui
handicapent lourdement l’agriculture pluviale (Jauze, 1998). Des programmes de terrassements de
pentes ont été lancés en 1955 mais ont rencontré des difficultés notamment à cause de la divagation
des troupeaux. La pêche est le secteur d’activité qui procure le plus d’emplois sur l’île. Le Fisheries
Protection Service (FPS) dénombre environ 2000 pêcheurs enregistrés et estime le nombre de
pêcheurs non enregistré également à 2000. Pour ce qui est des pêcheuses de poulpes, appelées
localement « piqueuses d’ourites », elles sont estimées à plus de 500 personnes. Ce sont ainsi 10%
de la population rodriguaise qui se trouvent impliqués dans la pêche artisanale. Cette dernière reste
essentiellement concentrée dans le lagon. La faible étendue de la zone productive à l’extérieur de la
81
barrière, la présence de forts vents dominants et le manque de bateaux adéquats sont autant de
facteurs expliquant le faible développement de la pêche hors-lagon (Photo 2-4).
Photo 2-4 : Paysages rodriguais et pratiques de pêche dans le lagon
(Cliché : A. Thomassin, 2006)
Le tourisme reste, tout de même, un secteur économique prometteur en matière de
développement local. L’activité touristique de l’île a commencé à se développer au début des années
1990. Les statistiques officielles comptabilisent 13 110 visiteurs en 1990, 24 150 en 1995, 50 000 en
2000, 63 500 en 2003 puis 53 500 en 2005 (Ministery of Economic Development et Financial Service
and Corporate affairs, 2006). Mais l’essor de ces pratiques dépend du maintien de la biodiversité
marine, qui se trouve aujourd’hui menacée par la sur-pêche et les pratiques de pêches destructrices.
Rappelons que le lagon souffre également d’une importante sédimentation causée par la
déforestation, qui accentue le ruissellement et l’érosion des sols.
Dès le début du XXe siècle, les premières alertes concernant la sur-pêche sont émises. En 1988,
Pearson estimait les prises issues de la pêche à la senne à près de 1500 kg de poissons par jour
(Jacob, 2005), tandis qu’en 2003, les prises n’atteignent plus que 240 kg par jour (Lynch et al., 2003).
Avec l’introduction de la prime de mauvais temps (bad weather allowance) dans les années 1990,
l’effort de pêche augmente. Reposant sur la volonté de venir en aide aux populations de pêcheurs
dont les revenus étaient fortement dépendants des fluctuations du climat, cette mesure a eu des
effets pervers en incitant les pêcheurs à effectuer assez de sorties dans l’année pour être éligibles.
On assiste donc à des sorties, particulièrement pour les pêcheuses de poulpes, uniquement motivées
par la nécessité d’obtenir la prime de mauvais temps. Ces dernières sont ainsi encouragées à sortir
82
en période de mortes-eaux, lorsque la mer est trop profonde pour espérer parvenir à pêcher le
poulpe, et augmentent donc le stress sur le milieu marin sans pour autant pêcher plus (Jacob, 2005).
Face à la dégradation du milieu et à la diminution des stocks pêchés, différentes mesures visant à
protéger les ressources ont été prises par l’Assemblée régionale de Rodrigues. Ainsi, cinq réserves
de pêche couvrant au total environ 1500 hectares, dans lesquelles la pratique de la pêche à la senne
est strictement interdite, ont-elles été instaurées en 1984 avec le Fisheries Act 1975. De plus, la
pêche au fusil est strictement prohibée, la taille maximale des mailles des filets est limitée à 9 cm et la
pêche à la senne n’est autorisée qu’entre le 1er Mars et le 31 Octobre sauf, bien entendu, dans les
réserves de pêche. Le gouvernement a également instauré une politique d’incitation à l’arrêt de la
pêche à la senne en proposant un forfait pour le rachat des filets. Enfin, l’Assemblée Régionale de
Rodrigues et Shoals Rodrigues (ONG Britannique) ont voté début 2007 le projet de création de 4
réserves marines dans le nord du lagon : Rivière Banane, Anse aux Anglais/Passe Cabri, Grand
Bassin et Passe Demi. Un projet parallèle, intitulé South East Marine Protected Area (SEMPA),
est mené dans le sud de l’île par le PNUD et le gouvernement mauricien. Financé par le GEF et
l’Assemblée Régionale de Rodrigues, il a abouti récemment, en Février 2009, à la création d’une AMP
s’étendant du village de Graviers à l’est à la Pointe Corail à l’ouest. Le statut de Parc marin devrait
être décrété prochainement par le biais d’une loi statuant sur le zonage et la future structure de
gestion (Figure 2-7).
Les 4 réserves marines dans le nord du lagon rodriguais ont été proposées par les pêcheurs euxmêmes,
à la suite d’une série de réunions menée par l’équipe de Shoals Rodrigues dans 18 villages
(Anse Goéland, Baie aux Huitres, Baie Malgache, Baladirou, Dans Coco, Grand Baie, Graviers,
Mourouk, Petite Butte, Pointe Coton, Pointe Monier, Port Sud Est, Rivière Banane, Rivière Cocos,
Roseaux, Songes, St François and Terre Rouge) durant les mois d’Octobre et de Novembre 2002. Au
total, 409 pêcheurs ont été rencontrés et ont pu donner leur opinion sur l’outil réserve marine et
suggérer des zones susceptibles d’être protégées (Gell, 2005). Après traitement, cinq réserves
marines ont été identifiées et validées par la majorité des pêcheurs rencontrés. Ce projet a ensuite
été soumis au comité de coordination des pêches et des ressources marines de l’assemblée régionale
de Rodrigues34. Quatre d’entre elles furent acceptées en 2004 puis proclamées en 2007. Au total,
c’est un espace de 15,8 km² qui devrait être protégé, soit 8% du lagon rodriguais. Chaque site détient
une spécificité qui justifie sa protection: le site de Grand Bassin est une zone potentielle de frai, les
sites de Passe Demi, Anse aux Anglais et Rivière Banane sont de bons sites de plongée, ceux de
Rivière Banane et Anse aux Anglais sont des zones dégradées nécessitant une protection dans le but
de favoriser la résilience des habitats coralliens. Enfin, les sites de Grand Bassin, Passe Demi et Anse
aux Anglais sont connus pour leur abondance en poissons (Hardman et al., 2006). Il est prévu que ces
quatre réserves deviennent des zones sanctuaires strictes dans lesquelles la plongée et le snorkelling35
pourront être tolérés avec des permis.
Le mode de gestion envisagé est collaboratif, sur la base d’un partenariat entre les
communautés villageoises et les acteurs institutionnels. En témoigne, l’important processus de
concertation engagé après l’acceptation institutionnelle du projet. Durant les années 2006 et 2007,
les discussions ont été ciblées sur les 9 villages dans lesquels les pêcheurs avaient l’habitude de se
rendre dans les zones de réserves prévues. Ces réunions avaient pour objectif de tenir au courant les
pêcheurs de l’avancement du projet, de s’assurer de leur soutien et de discuter de leurs problèmes,
notamment du développement d’activités alternatives à la pêche. Au total 97 pêcheurs ont été
consultés en 2005 et 153 en 2006 (Hardman et al., 2007). Des réunions auprès des tours opérateurs
34 A l’interface entre les acteurs institutionnels et les acteurs de terrain, le comité de coordination des
pêches et des ressources marines de l’assemblée régionale de Rodrigues est chargé de gérer le projet de
réseau de réserves marines. Présidé par le chef commissionnaire Serge Clair, il regroupe les chefs de
départements de l’assemblée régionale concernés par le projet, les coopératives, l’autorité portuaire,
l’Environment Unit, le Fisheries Protection Service, les gardes côtes nationaux, le Fisheries Research and Training Unit,
l’Association of Rodrigues Tour Operators (ARTO), l’organisation des pêcheurs professionnels de l’île Rodrigues,
l’association des pêcheurs de l’île Rodrigues, Shoals Rodrigues et le Rodrigues Underwater group.
35 Pratique de la plongée en apnée avec un masque, un tuba et des palmes
83
et des propriétaires d’hôtels ont également été menées en 2005. Depuis, des contacts réguliers sont
entretenus avec les pêcheurs grâce au programme Fishers Training conduit par l’équipe de Shoals
chargée de l’éducation à l’environnement. Celle-ci travaille avec 2 ou 3 villages chaque année, en s’y
rendant chaque semaine pour parler de différents sujets relatifs à l’environnement marin. Enfin, une
fois par an, Shoals organise une réunion de concertation avec les différents usagers/acteurs présents
dans les 9 villages. Les pêcheurs, les tours opérateurs, les hôteliers et les politiques sont conviés.
Figure 2-7 : Les Aires marines protégées rodriguaises
84
Jusqu’ici, le projet porté par Shoals Rodrigues a vu se concrétiser le projet de réserve marine
à Rivière Banane. En 2006, des enquêtes socio-économiques, reposant sur le protocole SocMon36,
furent menées auprès de 40 ménages du village de Rivière Banane ainsi que dans les lieux dits Trèfles,
Grand Montagne, Roche Bon Dieu, Bel Air et Brûlé, qui regroupent également des pêcheurs de la
zone. L’objectif était d’approfondir et de formaliser la connaissance des modes de vie des pêcheurs,
de leurs pratiques et de leurs opinions, afin d’établir un canevas permettant le suivi dans le temps et
l’évaluation de l’efficacité de la réserve (Hardman et al., 2006).
L’année 2008 a vu s’effectuer la délimitation formelle de la réserve, encadrée par des bouées, la
rédaction du plan de gestion de la réserve (Gell, 2008), la mise en place d’une surveillance effective
de la zone assurée par le FSP, ainsi que la création de l’Association Pêcheurs Rivière-Banane, regroupant
38 pêcheurs fédérés pour promouvoir le développement d’activités alternatives à la pêche. Cette
association a récemment bénéficié du soutien financier du PNUD (via le GEF-SGP37) et de la COI (au
titre du réseau des AMPs de la COI) pour mettre en place une ferme d’élevage sur une superficie de
12 ha à Rivière-Banane. Cette ferme accueillera une cinquantaine de têtes de bétail ainsi qu’une
espèce de poule locale et bénéficiera d’un pâturage clôturé. Du fourrage sera cultivé pour la
nourriture et des plantes endémiques y seront plantées pour réhabiliter les terres et limiter l’érosion
des sols. L’objectif de ce projet est de proposer des activités génératrices de revenus permettant de
réduire la pression de pêche sur le récif et de créer une dynamique économique dans la région en
proposant des produits à valeur ajoutée tels que le lait et le fromage pour le secteur touristique
(Jocelyn, 2008). En parallèle, le GEF-SGP soutient également financièrement l’acquisition d’un bateau
à fond de verre permettant l’observation des fonds coralliens pour les touristes.
Bien que légalement proclamée, les trois autres réserves ne sont pas encore opérationnelles. Un
problème technique survenu lors de la démarcation des limites par des bouées a ralenti le processus.
L’expérience devrait être relancée prochainement et suivie par la mise en place d’une surveillance
renforcée des réserves, assurée également par le FSP. De plus, le 2 Octobre 2009, le conseil exécutif
de l’Assemblée Régionale de Rodrigues a décidé la création d’un comité de coordination des réserves
marines, présidé par le chef commissionnaire38. Ce comité est responsable de superviser la création
des 4 réserves marines déjà proclamées, de coordonner les actions entre les différents acteurs
impliqués dans la gestion des réserves marines et de participer à la formulation des politiques à
adopter dans le respect des réserves marines.
Issu du projet SEMPA, une AMP a été proclamée en Février 2009 dans le sud de l’île. Elle a
vocation à devenir un Parc marin dans le courant de l’année 2010. Bien que statutairement différente,
cette AMP conserve les mêmes impératifs de co-construction et de co-gestion que les réserves
marines du nord de l’île. Une longue phase de consultation de l’importante communauté de pêcheurs
(estimée à 950 personnes) et de l’ensemble des opérateurs touristiques a précédé cette
proclamation, au cours de laquelle des cartes des différents usages et des propositions de zones à
protéger ont pu être réalisées en concertation avec chacun des 10 villages de la zone. En Avril 2009,
sur la base de ces travaux et d’une étude écologique, un consensus relatif au zonage et aux
réglementations du futur Parc a été atteint. Au total, ce dernier devrait couvrir une zone de 43,43
km² au sein de laquelle près de 24% (soit 10,49 km²) seront strictement interdits à tous types de
pêche de manière permanente (« Conservation zone »), et près de 7,5% (soit 3,24 km²) seront fermés
temporairement (« Multiple-use zones seasonal »). Les pratiques de pêche resteront donc autorisées
dans plus de 68% de la surface du Parc (« Multiple-use zone ») (Figure 2-8).
36 Socioeconomic Monitoring Manual for Coral Reef Managers (Bunce et al., 2000)
37 Global Environment Facility – Small Grants Programme
38 Présidé par le chef commissionnaire, il regroupe le commissionnaire responsable des parcs marins, le
responsable départemental des parcs marins, le responsable départemental des pêcheries, le responsable de la
Fisheries Research and Training Unit (FRTU), le responsable du FSP, le responsable du Marine Reserve Squad,
un représentant de Shoals Rodrigues, un représentant du projet SEMPA, quatre représentants des
communautés de pêcheurs choisies par le chef commissionnaire et 10 autres personnes supplémentaires que
ce dernier peut convier.
85
Figure 2-8 : Zonage du Parc marin du sud-est, issu du projet SEMPA
(Source : SEMPA, 2009)
Avec la démarche mise en place à Rivière Banane et celle de SEMPA, Rodrigues fait office
d’exemple dans la ZOI en matière de participation des communautés locales et de co-gestion.
Créées plus récemment que celles situées à Maurice, ces AMPs sont le fruit d’une importante
volonté locale de concertation et symbolisent le tournant progressivement opéré par le
gouvernement mauricien en matière de gestion durable des ressources marines.
* *
*
86
Conclusion
On dénombre aujourd’hui 48 AMPs au sein des pays membres de la COI parmi
lesquelles 8 sont en cours de création, ce qui représente plus de 2700 km² de zones
protégées. Selon leur pays d’appartenance et leur date de création, ces AMPs ont été conçues en
suivant des logiques de conservation différentes. Celles-ci obéissent à la diversité des cultures
administratives des pays de la COI ainsi qu’à leur dynamique historique respective. Ainsi est-il
possible de distinguer trois itinéraires distincts (Figure 2-9) :
Figure 2-9 : Itinéraires de conservation du milieu marin dans les pays de la COI
• En rouge : les AMPs seychelloises et mauriciennes, parmi les plus anciennes, ont suivi l’itinéraire
« Conservation – Exclusion », mettant de côté toute association et participation des usagers
locaux. Aujourd’hui, les nouveaux projets tendent à s’orienter vers des démarches participatives
pour pallier le manque d’acceptation sociale des AMPs déjà existantes et au faible respect des
réglementations en place.
• En vert : à l’opposé, les AMPs comoriennes et rodriguaises endossent le rôle d’exemples en
termes de participation des populations locales. Pour autant, l’expérience comorienne a montré
que la participation et l’implication des communautés locales dans la mise en place et la gestion
de l’AMP n’était pas un gage d’efficacité et de réussite du projet de conservation. Malgré un
processus de concertation d’une qualité rarement égalée dans la région, le désinvestissement de
l’Etat et des bailleurs de fonds ont entrainé l’arrêt progressif des activités du parc marin,
induisant une profonde déception de la part des villageois.
• En bleu : les AMPs malgaches et réunionnaises ont, pour leur part, suivi un itinéraire évolutif qui
les a conduit de l’exclusion à la participation des communautés et usagers locaux.
87
Chapitre 3 - Une démarche géographique
au service de l’estimation de l’acceptation
sociale
Sommaire
1. Approche critique des méthodes utilisées dans la région pour suivre les dynamiques sociales
au sein des AMPs…………………………………………………………………………….. 89
1.1 Attentes de gestionnaires envers les études socio-économiques……………………… 90
1.2 Des besoins face aux potentialités du protocole SocMon……………………………..92
1.3 Retours d’expériences………………………………………………………………. 96
2. Positionnement scientifique……………………………………………………………….. 99
2.1 De la nécessité de concevoir des indicateurs d’acceptation sociale pour l’aide à la gestion
locale des AMPs…………………………………………………………………………….. 99
2.2 Le territoire, filtre d’analyse de l’acceptation sociale…………………………………. 104
3. Une méthode pour estimer l’acceptation sociale ………………………………………….109
3.1 Le choix des terrains d’étude à l’échelle régionale…………………………………… 109
3.2 La communauté locale : échelle générique pour l’analyse des dynamiques sociales ?...... 112
3.3 Méthodologie d’enquêtes à l’échelle des usages de la Réserve Naturelle Marine de La
Réunion……………………………………………………………………………………... 114
Introduction
Le chapitre 3 a pour vocation de présenter les cadres théoriques et méthodologiques de ce
travail.
Dans la continuité des chapitres 1 et 2, le premier paragraphe propose une approche critique des
méthodes utilisées dans les AMPs de la région pour suivre les dynamiques sociales. Cette dernière
repose sur la confrontation des potentialités des protocoles de suivi utilisés, et notamment celles du
protocole SocMon, avec les besoins exprimés par les gestionnaires.
La mise en évidence des atouts, opportunités, faiblesses et menaces (Analyse SWOT) de ce
protocole permet de déterminer le positionnement scientifique de ce travail, en tant que démarche
complémentaire visant un approfondissement de l’étude des dynamiques sociales au sein des AMPs.
Le deuxième paragraphe est ainsi l’occasion de préciser notre problématique en déclinant les
hypothèses de recherche, les postulats utilisés et en définissant certains concepts fondamentaux.
Pour finir, le troisième paragraphe s’attache à présenter la démarche méthodologique suivie. A
travers un emboîtement d’échelles, les terrains étudiés sont, entre autres, présentés et les stratégies
d’échantillonnage justifiées.
88
1. Approche critique des méthodes utilisées dans la région
pour suivre les dynamiques sociales au sein des AMPs
Les manuels développés pour assister et guider les gestionnaires d’aires protégées dans
l’intégration des problématiques sociales sont peu nombreux. Dans le premier chapitre, nous
évoquions, le site de Society for Conservation Biology recensant l’ensemble des « outils sociaux »
existants. La plupart aborde effectivement la dimension sociale mais d’aucun ne lui est entièrement
dédié. Un rapide tour d’horizon des guides consacrés aux AMPs39 permet d’identifier les thématiques
concernées : la gestion de l’aire protégée en général (Salm et al., 2000), l’évaluation de l’efficacité des
projets de conservation (Belfiore et al., 2003 ; Pomeroy et al., 2004 ; 2004 ; Wells et Mangubhai, 2005
; Belfiore et al., 2006 ; World Bank, 2006), la conduite d’un suivi socio-économique (Bunce et al.,
2000), la gestion collaborative des pêcheries (Christy, 1997 ; Pomeroy et Rivera-Guieb, 2006), la
gestion intégrée des zones côtières (GIZC) (Post et Lundin, 1996 ; Denis et Hénoque, 2001) ou
encore la concertation (Walters et al., 1998). A partir de retours d’expériences, ces manuels
abordent, de près ou de loin, la dimension sociale des AMPs sous la forme de recommandations, de
méthode de terrain ou, moins souvent, en proposant des indicateurs.
Dans la région sud-ouest de l’océan Indien, le suivi des dynamiques sociales au sein des AMPs est
assuré quasiment exclusivement par le biais du Socioeconomic Monitoring Guidelines for
Coastal Managers of the Western Indian Ocean (Malleret-King et al., 2006). Ce protocole de
suivi socio-économique est une adaptation régionale40 du Manual for Coral Reef Managers (Bunce et
al., 2000), coordonné par la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA) et lié au Global
Coral Reef Monitoring Network (GCRMN). Cette adaptation, surnommée SocMon WIO, se propose
de guider étape par étape toute personne souhaitant effectuer le suivi socio-économique d’une
AMP, défini comme « la mesure et la détection du changement dans le temps permettant de
prendre des décisions de gestion opportunes et informées » (Malleret-King et al., 2006). Ce manuel
présente en détail la démarche à suivre en débutant de la mise en place de l’étude (activités
préparatoires, calendrier, reconnaissance de terrain), jusqu’à l’analyse et à la communication des
résultats, en passant par la présentation des différents modes de collecte de l’information sur le
terrain (enquêtes, réunions de groupe, entretiens, etc.).
52 variables sont proposées, réparties en 9 grandes thématiques : Secteur (1 variable), Acteurs (2
variables), Démographie (15 variables), Santé (1 variable), Infrastructures et Commerces (2 variables),
Activités côtières et marines (10 variables), Gouvernance (11 variables), Attitudes et perceptions (10
variables), Statut socio-économique (1 variable) (Annexe B).
Jusqu’à qu’ici, SocMon WIO a été utilisé dans 14 sites du sud-ouest de l’océan Indien, au Kenya
(Tana Delat, Diani-Chale, Msambweni, Vanga), en Tanzanie (Vanga, Rumaki seascape, Mnazi Bay –
Ruvuma estuary), au Mozambique (Quirimbas), à Rodrigues (Rivière Banane), à Madagascar
(Velondriake), aux Seychelles (Sainte-Anne, Curieuse) et aux Comores (Grande Comores, Anjouan
et Mohéli). La méthodologie SocMon présente des avantages comme des inconvénients. C’est
pourquoi nous proposons de dresser une rapide analyse critique de cet outil sur la base des
besoins exprimés par les gestionnaires d’AMPs. Ce travail s’organise en trois temps : l’exposé
des attentes des gestionnaires de la région sera tout d’abord dressé et analysé. Ces attentes seront
ensuite confrontées aux potentialités réelles du protocole SocMon. Enfin, nous complèterons cette
analyse critique en nous inspirant des retours d’expérience de certains gestionnaires ayant utilisé le
protocole.
39 Les manuels cités sont une compilation de ceux cités sur le site de la Society for Conservation Biology
(http://www.conbio.org/WorkingGroups/SSWG/catalog/sswgaction.cfm) complétés par d’autres, non
référencés. Cette énumération n’a pas vocation a être exhaustive tant la multiplication de ces guides rend
difficile sa mise à jour. Elle présente cependant les principaux.
40 Il existe également une adaptation pour la région Caraïbes (SocMon - Carribean guidelines), pour l’Asie
du Sud-Est (SocMon – SEA guidelines) et pour le Pacifique (SEM-Pacifika)
89
1.1 Attentes de gestionnaires envers les études socioéconomiques
Une série d’entretiens auprès de personnes en charge de la mise en place ou de la gestion
d’AMPs41, parmi les pays de la COI, a été menée lors de la première réunion des gestionnaires
d’AMPs de l’écorégion marine de l’océan Indien occidental, à Rodrigues en Mai 2007. Ce cadre nous
a paru particulièrement propice pour mener ces entretiens et identifier les attentes des gestionnaires
à l’égard des études socio-économiques. Au travers d’échanges d’expériences, cette réunion a en
effet mis en exergue l’importance de la participation des communautés locales et le nécessaire
recours à des études sociales et économiques complémentaires pour améliorer la gouvernance des
AMPs. Les quinze gestionnaires présents étaient donc largement disposés à échanger sur leur propre
expérience. Au total, nous avons pu conduire six entretiens, en tentant de couvrir les différents pays
membres de la COI. Seule l’île Maurice ne figure pas dans la liste des gestionnaires rencontrés, mais
l’entretien avec A. Nahadoo (alors basé à Rodrigues) nous a éclairé sur le contexte mauricien
puisque ce dernier y avait longuement travaillé (Tableau 3-1).
Tableau 3-1 : Personnes ressources interviewées, en charge de la gestion ou de la mise en
place d’AMPs dans les pays de la COI
Site Personne
ressource Rôle (à l’heure de l’enquête)
Seychelles Allen Cedras
Gestionnaire du Seychelles Center for Marine
Research in Technologies-MPA Seychelles depuis 2006.
En charge de tous les parcs marins nationaux : Ste-
Anne, Baie Ternay, Port Launay, Curieuse, I le Coco,
Silhouette
Mourouk
(Rodrigues) Aurélien Nahadoo Chargé par le PNUD de la mise en place de l’AMP
de Mourouk
Rivière
Banane
(Rodrigues)
Emily Hardman
Coordinatrice scientifique de Shoals of Rodrigues,
ONG en charge de la mise en place de réserves marines
au nord de Rodrigues
La Réunion Emmanuel Tessier Directeur du Groupement d’Intérêt Public Réserve
Nationale Marine de la Réunion (GIP-RNMR)
Nosy Hara
(Madagascar) Joamanana ANGAP, Directeur chargé de la mise en place du
parc marin de Nosy Hara.
Parc Marin de
Mohéli
(Comores)
Mohamed Mindhiri
(Tsira)
Président du Conseil de gestion du Parc Marin de
Mohéli
La question « quel est selon vous, l’intérêt des études socio-économiques pour la
gestion des AMPs ? » a été posée à chacun de ces gestionnaires. Tous reconnaissent l’utilité d’un
suivi socio-économique et expriment le besoin de conduire une étude de ce type dans leur AMP,
quel que soit son stade d’avancement42. En outre, les réponses obtenues font ressortir plusieurs
attentes quant aux résultats escomptés de ces études. Le Tableau 3-2 les présente.
41 Pour faciliter la lecture de ce chapitre, nous les appelleront abusivement « gestionnaires », certains
n’ayant pas officiellement ce statut puisque l’AMP était encore au stade de projet.
42 L’histoire des différentes AMPs de la région est abordée dans le chapitre 3 de la Partie 1.
90
Tableau 3-2 : Attentes des gestionnaires à l’égard des études socio-économiques
Association
Attentes citées par les gestionnaires Occurrence de d’occurrences
la citation
1 2 3 4 5 6 7 8 9
1 Connaître finement la population locale 1
2 Eduquer, sensibiliser et communiquer sur l’intérêt des AMPs 1
3
Améliorer la communication avec les décideurs en leur
apportant des arguments sociaux et économiques pour les
inciter à s’engager dans la protection de la biodiversité
1
4 Estimer les valeurs sociales et économiques de l’AMP ; 1
5 Impliquer les communautés locales dans la protection des
ressources naturelles ; 1
6 Faciliter l’appropriation de l’AMP par les différents acteurs. 2
7 Mesurer les retombées économiques de l’AMP sur les
communautés locales ; 2
8 Développer des activités alternatives et génératrices de
revenus pour les pêcheurs et/ou le village ; 3
9 Adapter les mesures de gestion en fonction des attentes des
communautés locales ; 4
Interprétation de la matrice présentant les associations d’occurrences :
En vert clair : les occurrences ont été associées par une seule personne
En vert foncé : les occurrences ont été associées par deux personnes différentes
En blanc : les occurrences n’ont jamais été associées
En gris : partie non exploitée de la matrice permettant d’éviter les répétitions entre associations
L’hétérogénéité des réponses données illustre, tout d’abord, une connaissance et une
compréhension erronées des objectifs et des potentiels d’une étude socio-économique. La
juxtaposition de besoins de connaissance et de diagnostic (réponses 1 et 4) avec des attentes en
terme d’évaluation de l’efficacité des projets (réponses 3 et 7) et avec une demande d’outils facilitant
la bonne gouvernance locale (réponses 2, 5, 6, 8 et 9) montre que les gestionnaires, et parfois
certains scientifiques, perçoivent le suivi socio-économique comme une solution à tous les problèmes
qui ne relèvent pas de l’écologie marine. A en croire les réponses recueillies, l’étude socioéconomique
devrait, par exemple, permettre d’assurer l’éducation et la sensibilisation de la
population ainsi que l’implication des communautés locales dans la gestion des ressources naturelles
91
(réponses 2 et 9). Ce n’est pourtant ni un outil de concertation ni un outil d’éducation à
l’environnement. Si le suivi de la biodiversité marine s’attache à étudier les écosystèmes, le suivi
socio-économique devrait se charger de tout ce qui se rapporte à l’homme, à la société et aux
logiques de marchés. C’est comme si l’association du social (par essence difficile à délimiter) et de
l’économique rendait les frontières de l’objet d’étude floues et extensibles, par opposition au suivi
écologique dont les objectifs visent clairement les écosystèmes marins.
En outre, l’occurrence de citation des différentes réponses ainsi que les associations entre elles
montrent que les principaux besoins exprimés par les gestionnaires concernent l’identification
d’actions favorisant l’adhésion des populations locales. Que ce soit l’adaptation des mesures de
gestion aux attentes des communautés locales (réponse 9), le développement d’activités alternatives
et génératrices de revenus (réponse 8) ou encore le besoin de faciliter l’appropriation de l’AMP par
les différents acteurs (réponse 6), les réponses les plus fréquentes se réfèrent à la nécessaire
acceptation sociale de l’AMP. Les expériences collectées auprès de ces gestionnaires montrent
en effet que l’absence d’acceptation est une des principales causes d’échec des projets de
conservation dans la région. Ce sont donc bien des besoins en termes de gouvernance locale
qui ressortent en priorité de la bouche des gestionnaires.
1.2 Des besoins face aux potentialités du protocole SocMon
Par le biais d’un code-couleur, le Tableau 3-3 se propose de synthétiser le degré de
satisfaction des besoins exprimés par les gestionnaires de la région, de la part du protocole
SocMon. L’estimation du degré de satisfaction résulte de la confrontation des besoins exprimés aux
potentialités réelles du protocole SocMon.
Tableau 3-3 : Degré de satisfaction des besoins exprimés par les gestionnaires, par le
protocole SocMon
Il ressort de cette analyse que certaines attentes sont tout à fait satisfaites (réponse 1) tandis que
d’autres le sont beaucoup moins (réponses 4, 7 et 8). Les tableaux 3-4, 3-5 et 3-6 présentent plus
précisément cette analyse critique en détaillant les différentes variables du protocole SocMon
référencées par un code utilisé dans le manuel SocMon (Annexes B) et en énumérant leurs avantages
et leurs inconvénients pour parvenir à satisfaire les besoins des gestionnaires. Le tableau 4-3
regroupe les variables SocMon ayant une réelle utilité aux yeux des gestionnaires. A l’opposé, le
tableau 5-3 présente les besoins peu ou mal satisfaits par le protocole. Entre les deux, le tableau 6-3
liste les variables d’intérêt moyen pour les gestionnaires.
Notons que les variables K28, K29 et K30, n’apparaissent pas dans le tableau car elles ne
correspondent à aucun des objectifs mentionnés par les gestionnaires. Ces dernières sont classées
dans la rubrique Gouvernance et s’attachent respectivement à énumérer les différents organismes
formels en charge de la gestion des ressources marines, à déterminer s’il existe ou non un plan de
gestion, et à identifier les législations en place sur le milieu marin. Elles relèvent donc de l’information
basique que tout gestionnaire détient à priori, enquête socio-économique ou pas.
92
Tableau 3-4 : Variables du protocole SocMon permettant de répondre de manière satisfaisante aux besoins des gestionnaires
Tableau 3-5 : Variables du protocole SocMon ne permettant pas de satisfaire correctement les besoins des gestionnaires
93
Tableau 3-6 : Variables du protocole SocMon permettant de répondre en partie aux besoins des gestionnaires
94
95
Cette analyse met en exergue l’apport essentiel du protocole SocMon en termes de
diagnostic de la population. L’ensemble des variables fournit en effet un portrait précis des
conditions de vie des ménages, de leurs activités (sources de revenus ou non) ainsi que de
l’organisation politique de la communauté. Elle montre en revanche, que l’utilisation de ce protocole
ne permet ni de mesurer les retombées économiques de l’AMP pour les communautés locales ni de
développer des activités génératrices de revenus, besoins dont l’occurrence était pourtant parmi les
plus élevées lors des entretiens. Elle révèle enfin que le recueil des perceptions à l’échelle individuelle
constitue un préalable nécessaire mais pas suffisant pour parvenir à cerner des processus dynamiques
tels que l’implication de la communauté locale, l’identification de ses attentes et l’appropriation de
l’AMP.
Ainsi, le protocole SocMon procure-t-il une description fine des éléments constitutifs du sociosystème
accolé à l’AMP, permettant de répondre aux questions de type Qui ? Quoi ? Quand ? ou
Combien ?. Il ne fournit cependant qu’une vision limitée de l’organisation et de la structuration du
socio-système, vision qui sous-entendrait l’étude des relations entre les éléments du système et qui
permettrait d’apporter des réponses aux questions Comment ? et Pourquoi ?.
Les variables SocMon sont donc parfaitement adéquates pour décrire l’état du socio-système à
un instant T, en vue d’un diagnostic. Pour autant, elles ne peuvent permettre de saisir les dynamiques
telles que l’acceptation sociale, pourtant déterminante pour répondre aux besoins de gouvernance
locale des gestionnaires. Les variables SocMon s’attachent en effet à caractériser chaque individu
(usager ou ménage) au travers de ses usages, ses croyances et ses perceptions. L’identification des
dynamiques sociales se fait, par la suite, au moyen d’une simple addition de ces caractéristiques
individuelles. Ce postulat, à rapprocher de la théorie de l’individualisme méthodologique43
(Boudon, 1979), considère l’individu comme une entité fermée et isolée de son environnement
social. Les phénomènes sociaux observés dans les communautés ne seraient donc liés à aucun
élément extérieur mais seraient uniquement le résultat d’actions individuelles (David, 2008 ; Pouget
et Gardes, 2008). La réalité est bien plus complexe et les décisions individuelles résultent souvent de
la combinaison d’enjeux individuels et collectifs. Ainsi, la compréhension des dynamiques sociales au
sein des AMPs ne peut faire l’économie de s’intéresser aux jeux de pouvoir au sein d’ensembles
supra-individuels structurant l’environnement social (familles, associations, communautés religieuses,
etc…).
Le protocole SocMon fournit donc un point de départ pertinent et utile pour les gestionnaires
d’AMPs, notamment en vue d’élaborer un diagnostic. Il doit cependant être complété et enrichi par
d’autres méthodes, moins génériques, pour parvenir à répondre de manière plus adéquate aux
attentes des gestionnaires en matière de gouvernance locale.
1.3 Retours d’expériences
A première vue, le protocole SocMon est présenté comme « un ensemble de directives visant à
établir un programme de suivi socio-économique au niveau local. [Il] est destiné à être utilisé au niveau du
site. » (Malleret-King et al., 2006). Pourtant, l’expérience rodriguaise a montré que les données
collectées par le biais de SocMon n’étaient que peu adaptées à l’échelle locale :
« SocMon n’a pas vraiment répondu aux questions que nous avions concernant la mise en place de
réserves marines, par exemple sur ce que les gens pensaient de ces réserves ou sur les activités alternatives
que les gens seraient contents et capables de faire. Nous prévoyons donc d’étendre ces enquêtes l’année
prochaine à ce type de questions en particulier.» (E. Hardman)
43 L’expression "individualisme méthodologique" désigne les méthodes qui analysent les phénomènes
sociaux comme le produit d’actions individuelles agrégées. Cette tradition sociologique s’oppose au holisme
méthodologique pour lequel "le tout explique la partie".
Il existe en effet une confusion concernant la finalité et l’échelle d’utilisation des données
collectées via SocMon. Si l’échelle locale est mentionnée, il est également précisé que « SocMon
fournit la base d’un système régional de gestion des données (au niveau régional, national et international) et
de comparaison des données. (…) [Il] est conçu pour les [les autres programmes de suivi et de recherche
socio-économique dans la région] compléter et fournir un ensemble simple et normalisé de directives pour la
région. » (Malleret-King et al., 2006). Ainsi l’objectif de « rapportage »44 aux échelles supra-locales,
le besoin de comparaison inter-sites et la recherche de généricité dans les variables proposées qui en
découle, rendent-t-ils délicat l’aide à la bonne gouvernance locale. Même s’il est précisé qu’il n’est pas
forcément nécessaire de collecter toutes ces variables et qu’il convient de les sélectionner en
fonction des objectifs de l’étude et du site considéré, il semble que les dynamiques sociales soient
trop spécifiques au contexte économique, culturel et/ou politique du site, pour que ces variables
génériques puissent répondre à des problématiques locales.
Paradoxalement, la vocation de système régional se heurte à l’adaptation du protocole hors
du contexte des pays en voie de développement (PVD). En témoigne le discours du
gestionnaire seychellois :
« Il s’avère que dans le manuel SocMon il manque un certain nombre d’informations qui seraient
pertinentes à collecter étant donné le contexte particulier des Seychelles. L’économie locale est principalement
basée sur l’activité touristique. Ici, à la différence de la majorité des pays de la région, les pêcheurs sont riches
et, pour la plupart, complètent leurs revenus par des prestations touristiques pendant les 6 mois de mauvais
temps. De plus, les problèmes de surpopulation, présents dans la plupart des pays de la zone et présentés
comme une des principales menaces pour la biodiversité marine, ne s’appliquent pas aux Seychelles. C’est
pourquoi certaines idées de SocMon peuvent être appliquées aux Seychelles et d’autres non. » (A. Cedras)
Les différentes variables proposées reposent en effet sur le postulat d’une forte dépendance
économique des communautés locales à l’exploitation des ressources marines, postulat qui, certes,
caractérise une majorité de contextes économiques de la région sud-ouest de l’océan Indien. Les
Seychelles, pays émergent dont l’économie est basée sur une activité touristique dynamique, et la
Réunion, département français rattaché à la liste des pays développés, ne correspondent pas à cette
situation. Au-delà de certaines questions peu adéquates hors du contexte de PVD, c’est
l’identification même des personnes à enquêter, regroupées en « communauté »45, qui pose
problème. La structure villageoise est classique dans les PVD et autorise à penser que la proximité de
la mer et l’exploitation des ressources marines sont des facteurs structurant de la communauté. Le
cas de la Réunion est à l’opposé puisque le règne de l’automobile et le développement des
infrastructures routières ont rendu la mer, et notamment la zone récifale, accessible à tous, quel que
soit le lieu d’habitation. Ainsi, les anciens quartiers de pêcheurs ont-ils, pour la plupart, disparu sous
l’effet combiné de l’accroissement démographique et de la densification urbaine et le concept de
« communauté » est-il dépassé ou du moins, à adapter à un contexte de pays développé.
Les quelques retours d’expérience des gestionnaires de la zone océan indien (ZOI) ne sont
évidemment pas que négatifs. Il faut reconnaître que le protocole SocMon offre un support,
jusqu’alors inexistant, permettant de guider toute personne souhaitant collecter des informations
socio-économiques pour dresser un tableau relativement précis de l’état de développement d’une
population et de ses activités en relation avec le milieu marin. Les statistiques issues des résultats
d’enquêtes auprès des personnes ressources46 et des ménages permettent de dresser un premier
diagnostic qui fournit au gestionnaire des données basiques mais essentielles. La démarche est
d’autant plus innovante qu’elle tient compte de l’ensemble des acteurs concernés, classés par activité,
alors que l’essentiel des manuels jusqu’alors disponibles se focalisait sur l’usage pêche ou ne traitait
44 Reporting en anglais
45 La notion de communauté comme base d’échantillonnage sera abordée plus en détails lors du point 3.2
du Chapitre 3
46 Il s’agit d’un informateur clé (traduit en anglais par « key informant ») susceptible de donner des
informations détaillées sur la base de son expérience ou de sa connaissance sur un sujet donné.
97
que des aspects économiques sans aborder la dimension sociale (Pouget et Gardes, 2008). La
simplicité des méthodes et le caractère didactique des manuels rendent ce protocole accessible à des
non-spécialistes en socio-économie. De plus, la rapidité de la mise en oeuvre des investigations de
terrain et leur faible coût sont autant de critères qui facilitent largement le suivi à long terme et la
reproductibilité de la démarche. Cette généricité permet également une comparaison entre certains
sites, offrant l’opportunité de dégager des invariants et de s’inspirer des expériences voisines pour
faire face à des problèmes communs. Il existe d’ailleurs une base de données mondiale, The Global
Socioeconomic Monitoring Database, disponible via internet et coordonnée par ReefBase. Son
exploitation a permis la rédaction d’un rapport comparant les conditions socio-économiques des
populations côtières en milieu tropical (Loper et al., 2008). Cette approche comparative reste
cependant très générale et illustre bien l’insuffisance du protocole SocMon pour répondre aux
besoins des gestionnaires en termes de gouvernance locale.
En guise de conclusion, nous proposons d’utiliser l’analyse SWOT, de l’anglais Strengths
(Atouts), Weaknesses (Faiblesses), Opportunities (Opportunités) et Threats (Menaces) comme outil
permettant de synthétiser notre analyse critique. Bien qu’habituellement utilisée comme outil de
stratégie d’entreprises, cette analyse peut aisément être adaptée à l’évaluation d’une organisation,
d’une démarche, d’un outil ou encore d’un projet de recherche. Quel que soit le domaine
d’application, son objectif reste d’identifier les axes stratégiques à développer. Bien qu’avant tout
destinée à la planification, l’analyse SWOT peut également être utilisée comme outil d’évaluation
(Thomassin et al., 2010). Appliquée au protocole SocMon et, par extension, aux méthodes de suivis
socio-économiques existantes dans la région sud-ouest de l’océan Indien, telle est la fonction qui lui
est allouée ici. La méthode suivie repose sur la mise en parallèle d’un diagnostic interne des atouts et
des faiblesses du protocole et d’un diagnostic externe tenant compte des opportunités et des
menaces présentes dans l’environnement global (Figure 3-1).
Figure 3-1 : Analyse SWOT du protocole SocMon
98
2. Positionnement scientifique
Découlant de l’analyse critique de l’état de l’art ainsi que de l’étude des différentes AMPs de la
région, cette thèse ambitionne de proposer une démarche complémentaire aux protocoles déjà
existants, permettant d’approfondir l’étude des dynamiques sociales au sein des AMPs. Plus
précisément, son objectif est d’élaborer une méthode standardisée de suivi des dynamiques
sociales au sein des AMPs qui permette la construction d’indicateurs utiles pour la
gestion locale comme pour le rapportage.
Pour parvenir à remplir cet objectif, rappelons que notre problématique s’organise autour de
deux grandes questions :
• Comment traduire les dynamiques sociales au sein des AMPs sous une forme
opérationnelle, utile au gestionnaire ?
• Comment standardiser l’approche des dynamiques sociales au sein des AMPs
lorsque ces dernières se situent dans des contextes politiques, économiques,
historiques et culturels aussi variés que ceux des pays de la région sud-ouest de
l’océan Indien ?
Les réponses à chacune de ces questions sont guidées par la définition d’hypothèses de
recherche. Ces dernières reposent sur des postulats et des concepts qu’il convient également de
définir47. La Figure 3-2 présente schématiquement l’ensemble du positionnement scientifique de ce
travail. Les explications et les justifications sont détaillées ci-après.
2.1 De la nécessité de concevoir des indicateurs d’acceptation
sociale pour l’aide à la gestion locale des AMPs
L’enquête auprès des gestionnaires d’AMPs dans la région sud-ouest de l’océan Indien a rappelé
leurs attentes en termes d’outils opérationnels d’aide à la gestion locale. Confrontés
quotidiennement à des nécessaires prises de décisions pour le bon fonctionnement de l’AMP qu’ils
ont à charge, ceux-ci ont un besoin croissant de pouvoir se référer à des mesures chiffrées
pertinentes, permettant d’arbitrer les interactions entre l’écosystème et la société. S’il est
relativement courant de résumer les dynamiques écologiques et économiques au sein des AMPs par
des mesures de changements, la dimension sociale n’est que peu formalisée sous cette forme. La
nature majoritairement qualitative des données permettant de caractériser les dynamiques sociales
rend la conversion en mesures chiffrées, difficile. Ce constat renforce la fausse impression qui
consiste à dire que les sciences sociales ne sont pas en mesure de fournir des résultats
opérationnels, susceptibles d’orienter les choix de gestion au même titre que les deux
autres dimensions. C’est pourquoi la traduction opérationnelle des dynamiques sociales au sein
des AMPs est au coeur de notre problématique.
47 Le postulat est une affirmation non testable ou déduite logiquement ou encore issue de recherche
antérieures qui fondent les prémisses du raisonnement théorique. Il est accepté et ne fait pas l’objet d’une
vérification. Le concept est une représentation abstraite, par et dans la pensée, d’un objet réel, selon laquelle le
raisonnement et les hypothèses de recherche se définissent (Brunet et al., 1997 ; Bailly et Beguin, 1998)
99
Figure 3-2 : Objectif, problématiques, hypothèses, postulats et concepts de la thèse
En guise de première hypothèse de recherche, nous considérons que la déclinaison
opérationnelle des dynamiques sociales au sein des AMPs se fait au moyen d’indicateurs
d’acceptation sociale. Cette hypothèse repose sur deux postulats, chacun introduisant un concept
fondateur.
L’acceptation sociale est une condition nécessaire pour garantir l’efficacité
d’une AMP
Selon Gilmore, la réussite des projets de conservation d’espaces naturels repose sur trois piliers
d’importance équivalente : la durabilité écologique, l’acceptation sociale et la faisabilité économique
(Gilmore, 1997). Ainsi pouvons-nous affirmer au titre de notre premier postulat que l’acceptation
sociale est une condition nécessaire pour garantir l’efficacité d’une AMP.
Le concept d’acceptation sociale est utilisé de manière croissante dans la mise en place et
l’évaluation de projets de tous types. Employé dans différents domaines, sa définition varie selon le
contexte dans lequel elle est utilisée et souffre donc d’imprécision. Les recherches et les références
scientifiques en la matière sont d’ailleurs plutôt limitées. Si l’on trouve un certain nombre de
100
publications sur le sujet de l’acceptation sociale du risque (Slovic et Weber, 2002 ; Debia et Zayed,
2003 ; Hergon et al., 2004) ou sur celle de programmes de gestion forestière (Hansis, 1995 ; Stankey,
1996 ; Kakoyannis et al., 2001), l’acceptation sociale des aires protégées est encore un domaine de
recherche peu exploré, particulièrement sur les problématiques marines.
Depraz a cependant largement exploré le concept dans le cadre des parcs nationaux allemands
(Depraz, 2005). Il y définit une « échelle d’acceptance » grâce à laquelle il distingue notamment les
concepts d’acceptation et d’acceptance (de l’allemand, Akzeptanz) selon qu’ils mobilisent les
composantes affectives, cognitives et/ou conatives48. Selon lui, l’acceptance est un degré supérieur de
l’acceptation dans la mesure où elle sous-entend une appropriation et une assimilation à la sphère du
connu, voire de l’intime, de l’objet en question. L’acceptation serait à rapprocher du concept
d’adhésion et ne renverrait qu’à la dimension perceptive sans pour autant inclure une dimension
comportementale. Ainsi, l’acceptation supposerait-elle « un mouvement volontaire vers une idée ou
un groupe social donné » tandis que l’acceptance indiquerait « une réaction positive à une situation
qui s’offre à soi, que l’on n’a pas cherchée » (Depraz, 2005).
Cependant, la réflexion scientifique sur l’acceptation sociale et ses différentes acceptions tend
progressivement à s’intensifier. En témoigne la récente conférence organisée par l’Université de
Savoie à Chambéry49, dont le titre plaçait l’acceptation sociale au coeur des problématiques des
espaces protégés et des conflits environnementaux. La publication prochaine des Actes du colloque
devrait apporter une contribution certaine à la recherche sur cette thématique.
Dans cette thèse, on donnera au concept d’acceptation sociale le même sens que celui
d’acceptance chez Depraz et on le distinguera également de celui d’acceptabilité sociale. Alors que
l’acceptabilité sociale se limite à la mesure d’un assentiment accordé à un outil, une réglementation,
un risque ou encore un organisme, par un individu ou par un groupe d’individus réunis sur des
critères géographiques, sociaux, économiques et/ou culturels (Thomassin et al., 2010), l’acceptation
intègre également l’appropriation réelle et le respect par les actes de la mesure.
L’acceptabilité se réfère aux sphères idéelle et perceptive et ne demande qu’un engagement social
limité. L’acceptation se situe, elle, du côté de la sphère du réel, incluant les dimensions
comportementale et perceptive. Elle mobilise ainsi les composantes affective, cognitive et
conative tandis que l’acceptabilité est uniquement cognitive. L’écart entre ces deux concepts est
important car il est aisé d’admettre quelque chose dans les faits, sans pour autant l’accepter en son
for intérieur. Ainsi, l’acceptabilité sociale mesure-t-elle une probable acceptation.
L’acceptation sociale d’un projet est une question de valeurs. Elle est bonne lorsque les
bénéfices escomptés sont perçus comme étant supérieurs aux contraintes qu’elle engendre. Pour
reprendre l’idée de Slovic et Weber (2002) appliquée aux risques, une AMP devient acceptable
lorsqu’elle devient familière, si ses bénéfices sont clairs, si l’on fait confiance à ceux qui la gèrent et si
les contraintes sont équitablement partagées(Slovic et Weber, 2002). Autant de critères qui rendent
le concept vaste et difficilement mesurable et qui en font également une construction sociale
instable : elle varie dans le temps et selon l’échelle considérée. Ce qui n’était pas accepté il y a 10 ans,
peut l’être aujourd’hui. En outre, il existe souvent une phase de défiance face à toute innovation,
naissant du changement brusque que cette dernière impose. Cette défiance n’exclut pas la fascination
et l’attirance pour l’objet en question et pourra s’effacer par la suite à force d’utilisation de celui-ci
(Depraz, 2005). L’installation de Dispositifs de Concentration de Poissons (DCP) en 1988 à La
Réunion est un bon exemple. Les pêcheurs se montrent d’abord réticents à cette innovation tant elle
demande de modifications dans leurs sites de pêche comme dans leurs techniques habituelles. Pour
certains pêcheurs, la pêche sur DCP est d’ailleurs vécue comme l’apprentissage d’un nouveau métier
(Ah-Nième, 1997). Mais rapidement, ceux-ci comprennent l’opportunité que leur offre les DCP et se
les approprient totalement. Le succès est tel que l’on estime qu’en 1989 environ la moitié des gros
pélagiques a été capturé près des DCP (Biais et Taquet, 1992). De même, un projet pourra être jugé
48 La composante cognitive se réfère à la perception d’un objet exogène par un individu ou un groupe
d’individu. La composante conative revoit à une réaction comportementale au sujet de cet objet.
49 Colloque international de sciences humaines et sociales : « Espaces protégés, acceptation sociale et conflits
environnementaux » Chambéry, France (16-18 Septembre 2009)
101
acceptable à l’échelle d’un petit groupe et ne pas l’être pour un groupe plus important en nombre.
Ainsi, Pollnac affirmait lors de l’International Marine Conservation Congress (Washington, Mai 2009) que
l’acceptation d’une AMP dépendait de sa taille, les petites AMPs étant plus facilement acceptées et
appropriées car la population attenante est plus réduite et plus homogène (com. pers.).
L’acceptation est donc, par essence, complexe et sa mesure ne peut se limiter à une dimension
binaire : « j’accepte ou je n’accepte pas ». Utile pour rendre des comptes, synthétiser ou évaluer un
projet, cette mesure binaire ne fournit pas d’outil opérationnel au gestionnaire lui permettant de
comprendre les causes de l’acceptation ou de la non-acceptation et d’agir dessus. Ainsi ce type de
mesure simplifie-t-elle trop l’opinion des individus en lissant la diversité et la complexité de leurs
perceptions. L’acceptation sociale est, en effet, un condensé de perceptions individuelles. Certains
auteurs intègrent également des facteurs sociaux, éthiques ou la recherche de l’équité (Hergon et al.,
2004) pour la mesurer. Nous considérons que ces facteurs font partie intégrante de la construction
des perceptions individuelles et qu’il n’est donc pas nécessaire des les distinguer. C’est pourquoi
mesurer l’acceptation sociale d’un projet revient à collecter les perceptions que chacun des
individus appartenant au groupe considéré ou qu’un échantillon de ceux-ci a de ce projet.
Les indicateurs permettent de synthétiser l’information, de la hiérarchiser et de
prendre des décisions en conséquence pour améliorer la gestion locale de
l’AMP
En plus d’une riche bibliographie sur le sujet, ce deuxième postulat repose sur les recherches
menées dans le cadre de deux projets impliquant l’US ESPACE de l’IRD. Il s’agit des projets
VALSECOR (Estimation de la Valeur socio-économique des récifs coralliens) et PAMPA (Indicateurs
de la performance d’Aires Marines Protégées pour la gestion des écosystèmes côtiers, des
ressources et de leurs usages), dans le cadre desquels une réflexion sur les indicateurs a été engagée.
Ainsi, selon l’Organisation de Coopération et de Développement Economiques (OCDE), un
indicateur se doit-il de créer de l’information ayant « une signification synthétique dans un but
spécifique ». Il doit permettre d’agréger et de simplifier l’information de base (Rey-Valette, 2001) et
doit créer du sens à travers le choix des données qui le composent et leur interprétation (Bouni,
1998). Toute l’originalité de l’utilisation d’indicateurs en géographie est de pouvoir non seulement
fournir des informations synthétiques mais également les utiliser pour caractériser des situations et
différencier ainsi des espaces sur des données comparables (Pinchemel et Pinchemel, 1997). Le
caractère quantitatif ou semi-quantitatif d’un indicateur (Pelletier et Beliaeff, 2008) doit effectivement
permettre de hiérarchiser l’information afin d’établir un diagnostic. Pour se faire, et dans l’idéal, un
indicateur doit posséder six qualités (Mirault, 2006) :
• La fiabilité : il ne faut pas qu’il puisse présenter de déformation suivant la nature de
l’observateur ;
• La pertinence : il doit correspondre aux objectifs qui lui ont été assignés ;
• La sensibilité : il doit être en mesure de révéler les modifications marginales de la situation ;
• La facilité : les méthodes de collecte et les mesures doivent être simples ;
• La clarté : il doit faciliter les éventuelles prises de décision. Il doit donc être compréhensible
et facile à communiquer ;
• La comparabilité : il doit, si possible, pouvoir être comparé dans le temps et dans l’espace.
En plus de la synthèse et de la hiérarchisation de l’information, un indicateur doit également aider
à la gestion locale de l’AMP. Il doit rendre perceptibles certains mécanismes ou relations qui ne
l’étaient pas auparavant. Ainsi, Boulanger propose-t-il de considérer l’indicateur comme « une
variable observable utilisée pour rendre compte d’une réalité difficilement observable » (Boulanger,
2005) pouvant être mobilisée à des fins de diagnostic, de communication, d’aide à la décision ou
102
d’évaluation de performance. C’est pourquoi un indicateur doit être conçu par rapport à des
objectifs de gestion particuliers.
L’intérêt pour les indicateurs utiles à la gestion locale des AMPs est relativement récent. A la
demande des gouvernements nationaux et des bailleurs de fonds, les indicateurs ont tout d’abord eu
pour finalité d’évaluer l’efficacité des investissements dans la conservation ainsi que la performance
des AMPs. L’élaboration de protocoles de suivis internationaux, comme le Millennium Ecosystem
Assessment, ont permis de développer des approches génériques, à des fins de compte-rendu ou de
reporting (Bowen et Riley, 2003). Ces approches ne peuvent prétendre répondre aux attentes des
gestionnaires. Le protocole SocMon se situe au croisement entre ce besoin de reporting et le besoin
de gestion locale. En témoignent les études socio-économiques réalisées dans la région et le format
des résultats issus des enquêtes (Hardman et al., 2006 ; Andriamalala, 2008). Quand ce ne sont pas
de simples énumérations factuelles, le traitement des réponses s’avère relativement basique - sous la
forme d’un pourcentage - et en reste ainsi à la simple caractérisation de la population. L’absence de
mise en perspective des variables avec des objectifs de gestion rend les résultats peu opérationnels.
Ceux-ci caractérisent certes un état mais ne participent pas à la compréhension du processus qui
conduit à cet état. En ce sens, ils ne peuvent pas être considérés comme de véritables indicateurs
d’aide à la décision ou d’évaluation de la performance de l’AMP puisqu’ils ne font que caractériser
une réalité observable.
Dans le but de compléter et d’améliorer l’appréhension des dynamiques sociales au sein des
AMPs, les indicateurs proposés dans cette thèse seront synthétiques, quantitatifs et destinés à
la gestion locale.
Synthétiques, dans le sens où ils agrègent plusieurs variables, devenues métriques révélant ainsi
des dynamiques imperceptibles à première vue. Pour autant, ce ne sont pas des indicateurs
synthétiques, ou indices, au sens où l’entend Boulanger (2005)50. Ces indices, tels que l’Indice de
Développement Humain (IDH), ont vocation à tout synthétiser jusqu’à aboutir à une simplification
trop importante de la réalité. Paradoxalement, les indicateurs de base qui les composent sont d’une
grande richesse. C’est pourquoi, dans ce travail, nous présenteront une batterie d’indicateurs « de
base » qui, pour être considérés comme de véritables indicateurs, procèdent à la synthèse de
plusieurs métriques.
Quantitatifs, pour qu’ils puissent être hiérarchisés et comparés dans le temps et dans l’espace.
Dans la plupart des cas, l’étude des dynamiques sociales au sein des AMPs se fait au moyen de
l’analyse de perceptions, des comportements, des conflits ou encore des relations entre et parmi les
acteurs, usagers et gestionnaires. Les enquêtes ouvertes ou les entretiens sont les moyens les plus
appropriés pour collecter ce type d’informations. Leur caractère qualitatif rend l’identification de
métriques et le calcul d’indicateurs ardus et particulièrement peu développés sur le thème des AMPs
(Pelletier et al., 2005). Il existe en effet un décalage entre le mode d’acquisition des connaissances en
sciences sociales qui vise avant tout la compréhension en profondeur des dynamiques et qui
demande temps et investissement personnel sur le terrain pour parvenir à saisir la complexité des
jeux d’acteurs et la finalité attendue en termes d’indicateurs dont l’objectif reste de synthétiser et de
simplifier la réalité pour aider et guider les choix de gestion. Ainsi y-a-t-il, à première vue, une sorte
d’incompatibilité entre le fond (le type de données recherchées par le chercheur en sciences
sociales) et la forme (le format de données recherché par les gestionnaires). Pour autant, nous
proposons, dans cette thèse, une démarche simple pour traiter l’information qualitative afin de
l’exprimer sous une forme quantitative sans pour autant perdre en qualité. Cette démarche est
détaillée dans le paragraphe 3 de ce chapitre.
Ces indicateurs sont donc destinés à la gestion locale dans la mesure ils ont vocation à
renseigner un des piliers de la réussite d’une AMP, à savoir l’acceptation sociale. Ils fournissent des
50 Pour Boulanger, un indice est un indicateur synthétique construit en agrégeant d’autres indicateurs dits
« de base »
103
mesures de satisfaction par type d’usagers et par sites et doivent ainsi permettre à la fois de prévenir
de potentielles crises, de cibler des actions de gestion, d’ajuster certaines réglementations ou de
renforcer la sensibilisation et la communication, comme de rendre compte aux élus et décideurs du
bien fondé et de la caution accordée à leurs actions.
2.2 Le territoire, filtre d’analyse de l’acceptation sociale
Le décalage avéré entre les attentes des gestionnaires et les potentialités du protocole SocMon a
également mis en lumière les limites de l’approche descendante51, ou top-down, pour étudier les
dynamiques sociales au sein des AMPs. La définition d’un modèle conceptuel ex-nihilo, à calquer aux
différentes AMPs de la région a effectivement montré combien les variables étudiées ne pouvaient
fournir une véritable aide à la gestion locale. Ici encore, la démarche propre aux sciences sociales est
singulièrement différente puisqu’elle s’intéresse par définition à l’Homme et à la Société. Son échelle
d’analyse privilégiée est donc locale. Ainsi, la compréhension des dynamiques sociales au sein des
AMPs se fait-elle spontanément en suivant une démarche ascendante, ou bottom-up, dès lors qu’elle
sous-entend une prise en compte de l’influence exercée par l’environnement extérieur à la société
(contextes politiques, économiques, historiques et culturels), propre à chaque cas. La question est
donc de savoir s’il est possible d’adopter une démarche ascendante, au plus proche du terrain, pour
caractériser les problématiques sociales et de la standardiser pour l’appliquer aux différents types
d’AMPs de la région, malgré l’hétérogénéité des contextes en présence. Telle est notre seconde
problématique.
Pour tenter d’apporter des éléments de réponse, nous posons une seconde hypothèse de
réponse en considérant le territoire comme un filtre d’analyse générique permettant
d’étudier l’acceptation sociale dans les AMPs de la région. Cette hypothèse repose sur trois
postulats, chacun étant organisé autour d’un concept fondateur.
L’appropriation de l’espace marin révèle des territoires relatifs aux usages, aux
représentations et à la règlementation
Bien qu’il soit couramment représenté par un voile bleu figurant le vide en cartographie, l’espace
marin n’en reste pas moins un espace approprié, exploité et géré par les sociétés. N’importe où sur
la planète, les cartes de pêcheurs sont parsemées de tracés, d’amers ou encore de noms qui
témoignent d’une prise de possession et d’une appropriation de cet espace marin (Trouillet, 2006).
Le Berre a d’ailleurs montré combien le fait de nommer un lieu était un signe d’appropriation (Le
Berre M., 1992) et Di Méo de faire de l’analyse phénoménologique l’entrée privilégiée pour identifier
et étudier les territoires (Di Méo, 1991 ; 1998). Même si par étymologie, le territoire renvoie au latin
terra, signifiant « morceau de terre approprié », un territoire peut donc parfaitement correspondre à
une portion de l’espace marin. Ainsi, dans cette thèse, considérons-nous que l’espace marin
approprié par les populations avoisinantes révèle un maillage de territoires divers et variés et que
l’identification et l’étude de la raison d’être de ces derniers constituent une des clés de la
compréhension des dynamiques sociales au sein des AMPs. Au même titre que « l’écosystème est
l’unité écologique de base, une construction mentale permettant la délimitation du champ étudié par la
science écologique » (Metzger, 1994, p.603), nous considérons donc que le territoire est l’unité
sociale de base permettant la délimitation du champ étudié par la géographie au sein
des problématiques de la conservation.
A l’origine, le concept de territoire est issu de l’éthologie. Sa définition, élaborée notamment
par Ardrey, considère le territoire comme « un espace vital terrestre, aquatique ou aérien, qu’un
51 On appelle démarche descendante une démarche élaborée à l’échelon global à partir d’un modèle
conceptuel et devant s’appliquer à l’échelon local. A l’opposé une démarche ascendante est élaborée à partir
des expériences relevées à l’échelon local.
104
animal ou qu’un groupe d’animaux défend comme étant sa propriété exclusive » (Amélie-Emmanuel,
2007). Selon Di Méo, cette conception biologique et animale apporte des informations utiles à la
compréhension de l’essence même des valeurs territoriales (Di Méo, 1996). Rapidement, l’acception
du concept prend une tournure politique lorsqu’il est associé à l’expression « Aménagement du
territoire ». Il est alors considéré comme « un système complexe, comprenant non seulement des
espaces urbanisés, ruraux et autres, comme des terrains industriels, mais aussi la nature dans son
ensemble et l’environnement dans lequel vivent les êtres humains. C’est le support et le cadre
indispensable de l’établissement et de l’activité de l’homme et par conséquent la base du
développement durable » (13ème conférence européenne des ministres responsables de
l’aménagement du territoire) (David et Thomassin, 2007).
A partir des années 1980, le concept de territoire se généralise en géographie et fait l’objet d’un
nombre considérable d’ouvrages et d’articles, tentant chacun de lui donner une définition. Pour les
géographes, le territoire est une construction sociale émanant des logiques d’acteurs. Il n’en reste
pas moins polysémique. En témoignent les différentes acceptions qui ont pu lui être attribuées :
• Pour Ferrier, c’est un espace rempli de sens avec lequel les hommes entretiennent un
rapport étroit (Amélie-Emmanuel, 2007). Sa thèse d’état en 1981 a permis de réorienter
l’usage de ce concept en géographie, en dépassant l’analogie courante au mot espace ;
• Pour Raffestin, le territoire est à rapprocher de la notion de pouvoir (Raffestin, 1980) ;
• Pour Bonnemaison, « c’est cette parcelle d’espace qui enracine dans une même identité et réunit
ceux qui partagent le même sentiment » (Bonnemaison, 2000, p.130), c’est une extension
spatiale de la culture, qui introduit la notion de la symbolique de l’espace (Bonnemaison,
1981) ;
• Pour Le Berre, « le territoire est la portion de la surface terrestre appropriée par un groupe social
pour assurer sa reproduction et la satisfaction de ses besoins vitaux » (Le Berre M., 1992) ;
• Pour Brunet, « le territoire est à l’espace ce que la conscience de classe, ou plus exactement la
conscience de classe conscientisée est à la classe sociale potentielle : une forme objectivée et
consciente de l’espace » (Brunet et Dollfus, 1990)
• Pour Di Méo, le concept réunit deux composantes, celle d’espace social et d’espace vécu (Di
Méo, 1998).
De cette énumération non-exhaustive de définitions, nous retiendrons que le concept de
territoire possède une double dimension, matérielle et idéelle. Debarbieux et Lardon affirment
d’ailleurs que le territoire a cette particularité de permettre l’articulation entre ces deux dimensions
(Debarbieux et Lardon, 2003). La dimension matérielle renvoie au territoire-milieu, au territoireressource,
au territoire-support des pratiques, tandis que la dimension idéelle est à rapprocher des
systèmes de représentation qui guident les sociétés dans l’appréhension qu’elles ont de leur
« environnement » (Moine, 2006). Toutes deux, distinctes ou combinées, fondent un sentiment
d’appartenance (« je suis de là ») et d’appropriation (« c’est à moi, c’est mon espace ») au fil du
temps. Ainsi l’espace a-t-il besoin de « l’épaisseur du temps, de répétitions silencieuses, de maturations
lentes, du travail de l’imaginaire social et de la norme pour exister comme territoire » (Marié et Tamisier,
1982).
Pour Di Méo, le territoire « témoigne d’une appropriation à la fois économique, idéologique et
politique de l’espace par des groupes qui se donnent une représentation particulière d’eux-mêmes, de leur
histoire, de leur singularité » (Di Méo, 1998). Qu’ils soient matériels ou idéels, les liens tissés entre un
espace marin et la population riveraine révèlent donc trois types de territoire (David et Thomassin,
2007) :
• Le territoire des usages, qui correspond à une appropriation économique ou récréative
de l’espace marin (pêche, baignade, sports nautique, etc.). La pratique régulière de ces
activités, économique ou non, délimite différents territoires. De même, chaque usager au
sein de chaque type d’usage s’approprie des territoires différents. Le territoire des usages
correspond donc à la réunion des territoires de pratique des différents usagers.
105
• Le territoire de la réglementation, qui renvoie à une appropriation politique de l’espace
marin. Il est composé des différents zonages administratifs correspondant aux territoires de
compétences des différentes instances en charge de sa gestion (communes, communauté de
communes, services de l’Etat, etc.) et réglementaires, lorsqu’il existe une réglementation
d’accès ou d’utilisation du milieu (réserve de pêche, zone de baignade, etc.). Au delà de la
nécessaire appropriation par les instances administratives, le territoire de la réglementation
peut également être approprié par les usagers du milieu dès lors que le zonage réglementaire
est intériorisé dans leurs pratiques et qu’ils le respectent.
• Le territoire des représentations, qui témoigne d’une appropriation idéologique et
symbolique de l’espace marin (bon site de pêche, zone dangereuse, site d’importance
historique, etc.). A la différence des territoires des usages et de la réglementation, celui des
représentations n’a pas de réalité matérielle puisqu’il relève de l’idéel. Ainsi, dans l’absolu,
tout usager détient-il une perception de l’espace marin, des usages qui en sont faits et de sa
réglementation. Ces perceptions sont, par essence, personnelles mais chaque usager peut
cependant être rattaché à un groupe d’intérêt52, au sein duquel on considère que les
perceptions sont homogènes.
Ainsi, quel que soit l’espace marin, les individus donnent-ils de la valeur aux espaces qu’ils se sont
appropriés. Ces liens sont puissants et conditionnent leurs logiques d’action ainsi que leurs opinions
face à tout projet de conservation du milieu. Occulter cette dimension dans un protocole de suivi
des dynamiques sociales, revient à supposer qu’il suffit que les conditions sociales et économiques
des individus s’améliorent pour qu’ils parviennent à accepter et à s’approprier l’aire protégée.
L’attachement aux territoires représente pourtant l’une des principales causes de l’apparition de
conflits et d’opposition au projet. C’est pourquoi le territoire se situe au coeur de notre démarche,
en tant que filtre d’analyse des dynamiques sociales, filtre commun à l’ensemble des AMPs de la
région.
Une AMP est une création territoriale qui, en se surimposant à un maillage de
territoires déjà existants, révèle la territorialité des populations locales
Dans la continuité de notre réflexion conceptuelle sur le territoire, nous considérons que la mise
en place d’une AMP revient à créer un nouveau territoire réglementaire. Bornée dans l’espace,
l’AMP impose des règles d’utilisation et d’accès à l’espace marin et renvoie donc à une appropriation
politique de l’espace par une administration, une ONG, un privé, une association et/ou un bailleur de
fond. Cette création territoriale se superpose à un maillage de territoires pré-existants,
résultant de l’appropriation de l’espace marin par les différents types d’usagers habituels. A moins
d’une concertation menée d’égal à égal entre les décideurs et les populations locales, la nouvelle
réglementation vient contraindre les usages et les représentations en présence et engendre des
crispations voire des conflits. Ceux-ci sont l’expression d’une non acceptation de l’AMP, découlant
d’une territorialité bafouée pour les usagers.
La territorialité correspond à l’assemblage des différents territoires d’appartenance de chaque
individu (Di Méo et Buléon, 2005). Y est associé un comportement qui peut rappeler la conception
du territoire par les éthologues. Ainsi, Soja la définit-elle comme « un phénomène comportemental
associé à une organisation de l’espace en sphères d’influence et territoires distincts et délimités, considérés au
moins comme exclusifs par leurs occupants et concepteurs » (Soja, 1971). Ce comportement est, selon
Bonnemaison, « l’expression d’une relation sociale et culturelle qu’un groupe entretient avec la trame
52 Ce groupe d’intérêt peut être réuni autour d’un usage commun, d’une histoire commune, de liens
amicaux ou familiaux, etc.
106
d’itinéraires et de lieux hiérarchisés et interdépendants, dont la figure au sol constitue un territoire »
(Bonnemaison, 1981 ; 1987).
Etudiée sur l’ensemble des îles hautes du Pacifique, la territorialité, selon David (1999), se décline
sous trois formes : la territorialité économique, la territorialité politique et la territorialité identitaire
(David, 1999). Par la mise en parallèle des expériences du Vanuatu, de la mer d’Iroise et de La
Réunion, David montre que ces dynamiques territoriales sont relativement analogues quelle que soit
l’AMP considérée (David et Thomassin, 2007). Il ajoute que l’expression de ces trois formes de
territorialités n’est ni zonale, ni corrélée au contexte économique et social environnant l’AMP. Elles
se retrouvent donc partout et les quelques variations observées relèvent de variations d’intensité de
l’une ou de plusieurs des trois formes de territorialité.
Quelle que soit l’AMP considérée, on assiste notamment à une dynamique marquée par un
renouveau de la territorialité identitaire correspondant à une réaction des acteurs locaux face
à des processus d’exploitation ou de contrôle du territoire local, décidé au niveau national, voire
international (David et Thomassin, 2007). Le sentiment d’appartenance à un territoire figure, en effet,
parmi la multitude de référents identitaires potentiels que sont l’appartenance sociale, religieuse,
familiale, professionnelle, etc. Ainsi Guérin-Pace a-t-elle montré, au cours d’une enquête quantitative
de grande envergure sur la construction des identités réalisée en 2003, que ce sentiment était parmi
les plus importants pour fonder l’identité d’un individu (Guérin-Pace, 2006). Dans le cas de la
création d’une AMP impulsée, la plupart du temps, par un organisme extérieur à la communauté
locale, l’objectif de protection des ressources et habitats marins conduit-il les acteurs locaux à
exprimer tout d’abord une territorialité économique. Elle se traduit par la revendication d’un partage
des bénéfices escomptés, soit sous la forme de compensations monétaires, soit sous la forme
d’emplois. En cas de refus, cette revendication ravive une territorialité identitaire fondée sur le
sentiment d’être injustement dépossédé d’un bien dont la communauté locale avait auparavant
l’usufruit. Cette territorialité identitaire s’exprime alors par un non respect des réglementations et
une opposition totale au projet.
Ces analogies justifient donc l’hypothèse que l’étude des dynamiques territoriales au sein des
AMPs est une entrée générique, permettant d’aborder la complexité de la dimension sociale en
dépassant les différences de contextes entre les pays.
L’acceptation sociale d’une AMP est fonction de la satisfaction des enjeux
territoriaux des usagers
Révélées lors de la mise en place de l’AMP, ces territorialités traduisent une discordance entre le
nouveau territoire réglementaire et le maillage de territoires pré-existants, appropriés par les
populations locales (David et al., 2006). Ces derniers sont en effet, porteurs d’enjeux pour ces
populations, enjeux que l’AMP vient contraindre par la régulation de l’accès à certaines zones ou la
réglementation de certaines pratiques. Le terme enjeu est à prendre aux sens de « ce qu’il y a en
jeu » ou de « ce qu’on espère gagner ou qu’on s’expose à perdre » pour la population lors de la
création de l’aire protégée. Ils sont l’expression à la fois des valeurs que les usagers accordaient aux
services que rendaient ce territoire et l’écosystème qu’il porte avant qu’il ne soit protégé (Mirault,
2006), mais aussi de la crainte de perdre ces services. Ils se traduisent par des attentes envers l’aire
protégée et peuvent être de trois types :
• Des enjeux de type économique, découlant de la pratique d’une activité marchande au
sein de l’aire protégée (pêche professionnelle, plongée, tourisme, etc.). Ces enjeux sont l’expression
d’une territorialité économique rattachée à des territoires d’usages appropriés à des fins marchandes.
Les acteurs économiques concernés attendent, avant tout, de l’aire protégée qu’elle leur assure la
poursuite de leur activité sans trop les contraindre. Ces contraintes sont acceptées dès lors que
l’AMP leur propose des perspectives de développement par le biais d’une meilleure gestion ou de
107
• Des enjeux de type environnemental, résultant d’un besoin de protéger un patrimoine
naturel support d’usages et de représentations. Ces enjeux sont donc l’expression d’une territorialité
identitaire et politique. Il s’agit de protéger un territoire auquel les usagers estiment appartenir et sur
lequel ils fondent une partie de leur identité au travers de leurs activités marchandes ou récréatives
ainsi qu’au travers de leurs représentations. L’état de santé de l’environnement marin conditionne en
effet la pratique de certaines activités (baignade, observations des fonds marins, pêche, etc.) ainsi que
les valeurs accordées au territoire, valeurs qui déterminent l’appropriation idéologique et symbolique
de l’espace marin. L’ensemble des acteurs attend donc de l’AMP qu’elle permette une gestion durable
et une protection efficace de l’environnement marin afin de pérenniser usages et représentations en
présence.
• Des enjeux de type identitaire, découlant d’une territorialité identitaire exacerbée par la
mise en place de l’AMP. L’appréhension de ces enjeux portés par le territoire n’est pas aisée
puisqu’elle s’inscrit dans l’ordre des représentations et des perceptions individuelles (Di Méo et
Buléon, 2005). Bien qu’ils restent les moins saisissables, les enjeux identitaires sont souvent les plus
forts. Ils résultent d’un sentiment de dépossession d’un bien que les différents acteurs estiment être
le leur et peuvent donc prendre des proportions insoupçonnées. Ainsi sont-ils souvent la cause des
conflits et crispations au sein des AMPs. Ces enjeux sont également l’expression d’une territorialité
politique des acteurs qui renvoie au besoin de participer activement aux décisions concernant l’avenir
de ce territoire auquel ils s’identifient. Les enjeux identitaires se rapportent donc au territoire
réglementaire mais également à ceux des usages et des représentations, tous fondateurs du
sentiment identitaire.
Le lent processus de construction de l’acceptation sociale d’une AMP débute ainsi par
l’identification des territoires pré-existants et des territorialités sous-jacentes. Ces dernières,
inconscientes au demeurant, se révèlent dès lors que l’AMP devient un projet. La phase de
concertation et de négociation antérieure à la création de l’AMP voit ces territorialités se traduire
sous la forme d’enjeux que l’AMP devra satisfaire au mieux pour être acceptée et appropriée. Ainsi
l’acceptation sociale d’une AMP est-elle fonction du degré de satisfaction de ces enjeux de territoire.
Ce processus est résumé par la Figure 3-3.
Figure 3-3 : Territoires, territorialités et enjeux de territoire au coeur de l’acceptation sociale
des AMPs
108
3. Une méthode pour estimer l’acceptation sociale
Pour parvenir à valider ou infirmer nos deux hypothèses de recherche et, par ce biais, à
répondre à notre problématique, il convient de préciser la méthodologie suivie. Celle-ci repose sur
l’emboîtement de trois échelles d’analyse : l’échelle régionale, l’échelle de la communauté et l’échelle
de l’usage.
L’analyse des AMPs à petite échelle (région sud-ouest de l’océan Indien composée des pays
membres de la COI) constitue la première étape. Elle doit aboutir à la sélection de terrains d’étude
sur lesquels doivent être menés les investigations. Dans un second temps, l’approche
méthodologique sera précisée à l’échelle de la communauté locale. Ce terme, galvaudé malgré son
imprécision, est central dans la mise en place du protocole d’enquête. C’est pourquoi il convient de
revenir sur sa définition pour justifier notre approche. Pour finir, l’analyse sera affinée à une plus
grande échelle, celle des différents usages en présence au sein de l’AMP. Cette échelle représente
l’échelle de référence pour la conduite des enquêtes.
3.1 Le choix des terrains d’étude à l’échelle régionale
Du plus large au plus précis, le protocole de recherche a d’abord été dédié au choix des terrains
d’étude. L’échelle régionale du sud-ouest de l’océan Indien, croisée avec celle, plus politique, des pays
membres de la COI a fourni un cadre à cette sélection, laquelle repose sur trois principaux critères :
le niveau de développement, la logique de conservation en présence et l’état d’avancement des
AMPs. La prise en compte de ces critères a permis de sélectionner les terrains les plus représentatifs
de la diversité présente dans la région dans l’optique du développement d’une méthode générique de
suivi des dynamiques sociales au sein des AMPs. Dans un second temps, la question s’est portée sur
la méthode utilisée pour mener de front une étude sur plusieurs terrains et pour produire des
connaissances dans ce va-et-vient continuel entre des terrains parfois radicalement différents et avec
lesquels le chercheur entretient des degrés divers de distance ou de proximité.
a) Trois critères pour sélectionner les terrains d’étude :
Pour commencer, il est apparu essentiel d’effectuer une première distinction au sein des pays de
la COI en fonction de leur niveau de développement, tant les contextes économiques et sociaux sont
au coeur de notre problématique. L’Indice de Développement Humain (IDH) a été retenu pour
caractériser cet état de développement dans la mesure où il repose à la fois sur une variable
économique relative au PIB réel par habitant (corrigé de l’inflation et calculé en parité du pouvoir
d’achat) qui procure une indication sur le niveau de vie moyen du pays, mais également deux
variables plus sociales. Il s’agit de l’espérance de vie à la naissance qui donne une idée de l’état
sanitaire de la population du pays et du niveau d'instruction mesuré par la durée moyenne de
scolarisation et le taux d'alphabétisation.
Créé par le PNUD, cet indicateur conserve cependant un biais important dans le cas des pays du
sud-ouest de l’océan Indien. Ainsi, leur spécificité réside-t-elle dans le morcellement de leur territoire
sous la forme d’archipel ou de chapelet d’îles, à l’origine de niveaux de développement disparates.
L’échelle de la nation à laquelle est, le plus souvent, calculé cet indice ne tient pas compte des fortes
disparités existant entre les différentes îles constituant le territoire national. Il s’agit par exemple du
cas de Rodrigues qui est intégré au territoire mauricien, et donc au calcul de son IDH, mais qui, pour
autant, ne possède pas une économie et un développement équivalents. C’est également le cas pour
La Réunion qui, malgré son statut de département français, connaît des retards de développement
par rapport à sa métropole, dus en partie à son éloignement. L’IDH français n’est donc pas révélateur
de l’état de développement économique et social réunionnais.
109
Plusieurs études ont tenté d’estimer l’IDH des îles, indépendamment du territoire national
(Bouchard, 2005 ; Goujon, 2008). Seul le calcul de l’IDH de Rodrigues reste encore approximatif. On
tiendra compte de la moyenne des bornes présentées par Bouchard, soit 0,6 (Tableau 7).
A l’échelle mondiale, le PNUD propose le classement suivant :
• pays à développement humain élevé (IDH >= 0,8)
• pays à développement humain moyen (0,5 <= IDH < 0,8)
• pays à faible développement humain (IDH < 0,5)
Nous préfèrerons un classement à l’échelle de la région sud-ouest de l’océan Indien qui révèle
davantage les spécificités locales :
• pays à développement humain élevé (IDH >= 0,8) : Maurice, Seychelles, La Réunion
• pays à développement humain moyen (0,6 < IDH < 0,8) : Rodrigues
• pays à faible développement humain (IDH < 0,6) : Madagascar, Comores
Le deuxième critère retenu est celui des logiques de conservation à l’origine de la création des
AMPs dans le pays. L’intégration et la participation des populations locales dans la mise en place des
AMPs étant un facteur déterminant dans la construction de l’acceptation sociale, il nous a semblé
indispensable de tenir compte de cet aspect dans la sélection de nos terrains. La typologie effectuée
au chapitre 2 nous a servi de référence pour distinguer à nouveau trois groupes (Tableau 7).
Le troisième et dernier critère retenu est celui de l’état d’avancement des AMPs dans chaque
pays. Cet état d’avancement étant mesuré selon une date de référence, le début de cette thèse en
2007. L’acceptation sociale évoluant au cours du temps et des effets de la protection du milieu, il est
apparu pertinent de distinguer les AMPs en cours ou très récemment créées, de celles existant
depuis plus de 5 ans (Tableau 3-7). Pour Madagascar, la classification par AMP eut été intéressante
tant les dates de création diffèrent. Ce niveau de détails n’apparaît pourtant pas dans le tableau par
soucis de synthèse. Les précisions sont présentées dans le Chapitre 2.
Tableau 3-7 : Critères de sélection pour le choix des terrains d’étude
Développement
Ile / Pays
IDH Classement
Logique de
conservation
Etat
d’avancement
Comores 0,576 faible Conservation-
Participation
+ de 5 ans
La Réunion 0,881* élevé De l’exclusion à la
participation
En cours
Madagascar 0,543 faible De l’exclusion à la
participation
En cours / + de 5
ans
Maurice 0,804 élevé Conservation-Exclusion + de 5 ans
Rodrigues [0,5-0,7] soit
0,6**
moyen Conservation-
Participation
En cours
Seychelles 0,845 élevé Conservation-Exclusion + de 5 ans
* Sources : IDH estimé datant de 2003 (Goujon, 2008)
** Sources : IDH estimé datant de 2003 (Bouchard, 2005)
Au final, le nombre de terrain à retenir s’est arrêté à deux, choix incluant à la fois le besoin de
mettre en parallèle les expériences en vue d’une analyse de la généricité de la démarche mais
également la nécessité d’une charge de travail réaliste et faisable dans le cadre d’une thèse. Les
contraintes financières et temporelles ont également motivé ce choix.
Limité à deux terrains, l’objectif de généricité impliquait que l’on retienne en priorité les cas
extrêmes en termes de développement, ce qui mettait Rodrigues de côté. Concernant les logiques
de conservation, le choix a été fait de ne considérer que les cas d’AMPs ayant progressivement ou
totalement inclus les populations locales dans le processus de décisions. Il nous a semblé en effet plus
pertinent de mettre en place une méthode d’évaluation de l’acceptation sociale dans un contexte de
110
participation, facilitant la prise de parole et l’expression des opinions. Les exemples de Maurice et
des Seychelles ont donc été évincé de la sélection. Pour finir, il nous a semblé intéressant de
sélectionner deux AMPs ayant des stades d’avancement différents pour intégrer l’aspect temporel
dans notre analyse de l’acceptation sociale.
Tenant compte de l’ensemble de ces choix, les cas de La Réunion et des Comores ont été
retenus. La pertinence de ces deux terrains a été renforcée par un contexte propice et un besoin
d’études sociales, exprimé par les gestionnaires. L’année 2007, date de début de thèse, voit la
Réserve Naturelle Marine (RNM) de La Réunion être proclamée et le lancement d’une série d’étude
de l’état initial se lancer. Le travail mené dans le cadre de cette thèse s’est donc totalement inséré
dans le cadre de la caractérisation socio-économique de l’état initial de la RNM. Quant aux Comores,
l’année 2007 marque le re-démarrage des financements dans l’optique de la rédaction d’un plan de
gestion. L’arrêt des activités du Parc Marin de Mohéli (PMM) depuis 2003 justifie le besoin de
relancer des études et notamment d’estimer l’état de l’acceptation sociale du parc, plus de 6 ans
après sa création officielle.
Il convient également de préciser que des travaux antérieurs à cette thèse nous ont permis de
capitaliser un certain nombre de connaissances notamment sur l’AMP de Velondriake
(Andavadoaka) située dans le sud-ouest de Madagascar (Thomassin, 2005). Si ce cas d’étude
n’a pas fait l’objet d’enquêtes et d’observations de terrain dans le cadre précis de ce travail, cette
expérience contribuera également à la mise en perspective et à l’analyse de la généricité de la
méthode développée dans ce travail pour estimer l’acceptation sociale.
b) Entre comparaison et croisement des terrains
En faisant le choix d’étudier plusieurs terrains, la question de la méthode à suivre vient à se
poser, tant en termes de cadre théorique concernant l’analyse comparative, que de manière de
restituer les résultats des études.
D’un point de vue théorique, la comparaison des terrains d’étude en sciences sociales est
aujourd’hui courante. Elle présente notamment l’intérêt de faire ressortir les différences et les points
communs entre deux cas d’étude mais également de mettre en perspective des conclusions tirées de
monographies en les enrichissant d’autres expériences. La comparaison présente cependant un
certains nombre de limites relatives au positionnement et à l’objectivité du chercheur par rapport à
son terrain. Récemment, un certain nombre d’études ont tenté de développer de nouveaux cadres
méthodologiques pour pallier les limites de cette approche comparative (Detienne, 2000 ; Werner et
Zimmermann, 2004). Il en ressort notamment la théorie du croisement qui permet, selon Fleury,
« d’enrichir la comparaison telle qu’elle est classiquement mise en oeuvre, de trouver des réponses aux
problèmes qu’elle pose eu égard à la position de l’observateur ou à l’objet de la comparaison » (Fleury,
2008, p.2). L’approche croisée permet donc de sortir de l’étude du cas étudié par rapport à un autre,
en étudiant une entité à travers une autre entité, pour au final monter en généralité. Plutôt qu’un
modèle analytique, qui reviendrait à figer les choses, elle offre donc la possibilité d’appréhender la
complexité et le changement. En outre, la démarche de croisement présente l’intérêt, contrairement
aux approches plus classiques de la comparaison, d’intégrer une réflexion sur la place du chercheur.
Elle lui permet notamment d’assumer voire de revendiquer son ancrage, tout en restant ouvert à des
réajustements de ses grilles de lectures, grâce à la confrontation avec d’autres terrains (Fleury, 2008).
Ainsi autorise-t-elle le décentrement de l’oeil du chercheur par rapport à la société dans laquelle il
s’inscrit (Detienne, 2000).
Dans ce travail, il est bien question d’une analyse croisée entre les terrains retenus. Il
apparaît difficile, dans le cadre d’une thèse tout du moins, de travailler avec la même intensité sur
différents terrains : se familiariser avec des terrains étrangers puis y mener des investigations
demande du temps, sans compter les problèmes linguistiques et financiers liés aux déplacements
inter-îles. L’idée a été de revendiquer l’ancrage réunionnais induit par la localisation géographique de
notre laboratoire de recherche et de mettre à profit ce déséquilibre. Ainsi, la méthode
111
d’estimation de l’acceptation sociale s’est-elle construite à partir du cas réunionnais et
a-t-elle été par la suite confrontée au cas mohélien. Basée sur cet aller-retour à la fois
concret et immatériel, l’analyse de la généricité de la démarche a pu, par la suite, être nuancée par les
expériences passées malgaches et rodriguaises.
Pour autant, il convient de souligner que le même protocole d’enquête a été mis en place entre
les deux terrains principaux, condition nécessaire à toute étude comparée. Revendiquant notre
ancrage géographique, une grille de lecture basée sur le cas réunionnais a permis d’élaborer une
méthode pour estimer l’acceptation sociale d’une AMP. Consciente de sa spécificité et de la nécessité
de la mettre en perspective, les résultats de ce travail se sont construits dans un va-et-vient constant
entre La Réunion et les deux autres cas d’étude (Mohéli et Andavadoaka à Madagascar). Ces trois
AMPs n’ont donc pas été considérées les unes par rapport aux autres, mais surtout les unes à travers
les autres, selon la démarche du croisement.
Ce positionnement méthodologique justifie également la forme donnée à la restitution des
résultats dans ce travail. Il est courant de rencontrer deux stratégies propres aux démarches
comparatives (Hassenteufel, 2005) :
• la « structuration par terrain » qui privilégie la description approfondie des terrains, au risque
d’une restitution qui les juxtapose ;
• la « structuration par entrées analytiques » qui favorise au contraire une logique d’écriture
guidée par des hypothèses comparatives, au risque de déformer les cas nationaux en ne tenant
compte que de ce qui entre dans la comparaison.
Comme Fleury, nous nous inscrivons dans une « écriture du compromis », alternant ou articulant
ces deux logiques complémentaires (Fleury, 2008, p.7). La première permet de transmettre certaines
connaissances fondamentales au lecteur, au-delà de la comparaison, tandis que la seconde permet
d’éviter la comparaison factice.
3.2 La communauté locale : échelle générique pour l’analyse des
dynamiques sociales ?
Une fois les terrains identifiés et leur place dans l’élaboration de la démarche précisée, il s’agit
d’identifier la population ciblée par ce travail. Dans la plupart des études socio-économiques
associées aux aires protégées, cette population est désignée sous le vocable « communauté
locale ». Cette expression s’avère en effet, au coeur des problématiques de conservation. En
témoigne la richesse des références scientifiques rapportant les succès et les limites de la gestion
communautaire (« community-based management ») dans les aires protégées terrestres et marines (e.g.
White A. et al., 1994 ; Robinson, 1995 ; Pollnac et al., 2001 ; Oracion et al., 2005 ; Cinner et al.,
2008). Ainsi, la communauté locale représente-t-elle désormais la maille de référence pour l’étude
des dynamiques socio-économiques dans la plupart des AMPs de la région.
Pour autant, peu de travaux s’intéressent à l’analyse et à la définition de cette expression.
Agrawal et Gibson proposent tout de même une synthèse des caractéristiques rattachées à ce
concept et communément admises dans la littérature (Agrawal et Gibson, 1999). Ainsi, une
communauté est-elle couramment caractérisée par :
• L’homogénéité de sa structure sociale : les membres d’une même communauté détiendraient
des critères ethniques, religieux, linguistiques et économiques (en termes de revenus, de biens et de
dépendance aux ressources) équivalents ;
• Le partage d’intérêts et de normes communs : pour constituer une communauté, les
individus devraient partager des intérêts communs, susceptibles de prendre le dessus sur des
stratégies individuelles face à des choix d’avenir ;
112
• Sa petite taille : il est supposé que plus le groupe d’individus est d’effectif faible, plus les
interactions et le partage de points de vue, facteurs caractéristiques d’une communauté évoqués cidessus,
sont facilités ;
• La proximité spatiale : une communauté serait également déterminée par l’unité des lieux de
résidence des individus la constituant, unité qui induirait une proximité spatiale et faciliterait ainsi
l’homogénéité de la structure sociale du groupe.
Cette analyse se vérifie dans les pays en voie de développement dans lesquels les usagers du
milieu marin habitent, le plus souvent, à proximité les uns des autres et à proximité des ressources à
exploiter. Le regroupement villageois s’effectue en effet sur des critères historiques, ethniques,
religieux mais aussi sociaux et économiques qui fondent le sentiment d’appartenance à une même
communauté. C’est le cas à Mohéli où l’appartenance communautaire se fonde essentiellement sur le
découpage des territoires villageois. Cette structure villageoise est telle qu’elle a servi de référentiel
à la mise en place de la gouvernance du Parc Marin de Mohéli (PMM). Ainsi, chaque village est-il
organisé autour d’une association-mère chargée des projets de développement local et d’un écogarde
responsable, entre autres, du respect de la réglementation du parc. En outre, chaque village est
représenté par l’un de ses membres au comité de gestion du PMM. Pour finir, les usages en mer,
essentiellement consacrés à la pêche, s’effectuent, pour la plupart, à proximité du village de
rattachement du fait de l’utilisation courante de pirogues à balancier et à rames et du faible nombre
de vedettes à moteur. A tel point que les territoires villageois ont été prolongés en mer, formant des
« merroirs » au sens du territoire communautaire marin par analogie au terroir (Paris, 2003).
Dix villages riverains ont été intégrés à la concertation en amont et à la gestion post-parc. Ils
constituent donc dix communautés villageoises, au sein desquelles des entretiens ont pu être menés
auprès d’un échantillon de pêcheurs et de personnes ressources53.
En revanche, la déclinaison du concept de communauté dans le contexte d’un pays développé tel
que La Réunion pose problème. Déjà, les théories modernistes du début du XXème siècle
défendaient l’idée que le progrès économique entraîne des changements sociaux, à l’origine de la
disparition des structures communautaires. Ainsi, les pays développés auraient-ils vu le progrès
dissoudre les liens ancrant les hommes à leur milieu et promouvoir des comportements
individualistes (Agrawal et Gibson, 1999). Nous ne partageons pas ce point de vue et pensons qu’il
persiste des formes communautaires dans les pays développés, même si ces dernières ne se
lisent pas nécessairement sous la forme de regroupements spatiaux. Ce sont effectivement des
critères sensiblement différents qui fondent le sentiment d’appartenance. La mise en place d’une AMP
est d’ailleurs un évènement qui tend à réveiller ces structures communautaires, unissant chaque type
d’usagers du milieu marin autour de valeurs, d’intérêts et d’opinions communs, la plupart du temps
en opposition au projet de conservation. Ainsi, le critère de proximité spatiale n’est-il plus associé au
lieu de résidence mais au territoire d’usage à savoir l’AMP et le partage d’enjeux territoriaux
identiques fonde-t-il le sentiment d’appartenance à une même communauté.
Précisions qu’il est très rare, particulièrement dans le cas des pays développés, que l’ensemble
des usagers de l’AMP se considèrent comme appartenant à une seule et même communauté. Dans le
cas de La Réunion, il existe en effet d’importants décalages sociaux entre les kite-surfeurs et les
pêcheurs par exemple, sans parler des intérêts et des normes peu en commun. C’est pourquoi nous
considérons que chaque type d’usage est assez singulier pour fonder le sentiment d’appartenance à
une communauté distincte des autres usages.
Dans le cadre de cette étude, nous nous sommes intéressés aux usages directs de l’écosystème
récifal. Il s’agit donc des pratiques qui dépendent exclusivement de la présence de l’écosystème,
qu’elles soient extractives comme la pêche ou non extractives comme la plongée sous-marine. Y sont
également inclus les usages qui sont faits dans l’espace récifal marin mais qui dépendent des
caractéristiques physiques générées par la présence des récifs coralliens mais non inhérentes à cet
écosystème. C’est le cas par exemple des sports de glisse.
Ainsi avons-nous identifié huit communautés d’usagers à La Réunion :
53 Le détail de l’échantillonnage suivi à Mohéli est décrit dans la partie 3 – Chapitre 8 de cette thèse
113
• Les pêcheurs professionnels, inscrits maritimes pratiquant la petite pêche côtière ;
• Les pêcheurs plaisanciers embarqués, pratiquant le même type de pêche mais n’étant pas
affilié à la sécurité sociale maritime ;
• Les pêcheurs traditionnels à pied, pratiquant des pêches à pied depuis la côte, dans le lagon
ou derrière la barrière telles que la gaulette, la pêche au poulpe, la pêche à la senne, etc. Y sont
inclus des pêcheurs de subsistance comme des pêcheurs uniquement récréatifs ;
• Les chasseurs sous-marins, pêchant en apnée et équipé d’un fusil ou harpon ;
• Les pratiquants de sports de glisse, surfeurs, kite-surfeurs, wind-surfeurs ;
• Les plongeurs en bouteille, résidant à La Réunion ou de passage, et les gérants des clubs de
plongée ;
• Les usagers de la plage et les baigneurs, incluant les touristes et les résidents réunionnais ;
• Les activités de découverte du milieu marin et récifal, telles que les bateaux à fond de verre
ou les sociétés proposant des promenades en mer.
Chacune de ces communautés est supposée être relativement homogène en termes de
caractéristiques socio-économiques, de pratiques, de perceptions et d’opinions quant à la RNM. Si le
travail de terrain venait à révéler une quelconque hétérogénéité, une typologie intra-groupe sera
réalisée afin de distinguer des sous-groupes dont l’acceptation risquerait d’être différente. Cette
typologie repose sur une Analyse des Correspondances Multiples (ACM), conduite grâce au logiciel R
(R Development Core Team, 2008) et au package ade4 (Chessel et al., 2004). Elle suit différentes
étapes et se distingue des typologies classiques par l’importance de la place dévolue à l’expertise et
au ressenti de l’enquêteur dans le traitement et l’interprétation. Cette démarche s’inspire d’une
étude menée par le CIRAD auprès d’agriculteurs réunionnais (Thierry et al., 2009).
Dans un premier temps, les questions informatives posées en entretiens sont sélectionnés selon
leur pertinence et leur capacité à discriminer les individus entre eux. Agrégées selon les thématiques,
elles deviennent des « variables synthétiques » à partir desquelles est réalisée une ACM. Cette ACM
sert ensuite de support pour élaborer une première typologie cloisonnée permettant de dégager les
logiques de regroupement polarisant les individus du groupe étudié. Pour compléter ce premier
niveau d’analyse, une classification floue est ensuite lancée, basée sur les données brutes et non sur
l’ACM. Le croisement de ces deux approches autorise la distinction de groupes plus homogènes au
sein des pôles identifiés auparavant. Cette méthode offre également l’opportunité à l’enquêteur de
contrôler l’outil statistique et de faire intervenir son expertise de terrain dans les choix de
regroupements notamment lorsque les individus sont mal représentés ou à la marge de plusieurs
groupes.
L’acception du terme communauté locale que nous proposons autorise, de la sorte, à considérer
la communauté comme une échelle d’analyse pertinente et générique à l’échelle des AMPs
de la région. Il s’agit en effet d’adopter une vision plus large qui tiendrait compte de l’hétérogénéité
des contextes socio-économiques en présence et permettrait de se détacher du présupposé voulant
que les usagers de l’AMP vivent tous à proximité de cette dernière. Par ce biais, le positionnement du
chercheur opère un glissement depuis un point de vue terrestre centré sur la nature des pratiques
des populations riveraines de l’AMP, vers un point de vue davantage marin grâce auquel le chercheur
ne s’intéresse qu’aux usages pratiqués dans l’AMP et à la nature des relations sociales de ces usagers
en mer comme sur terre.
3.3 Méthodologie d’enquêtes à l’échelle des usages de la Réserve
Naturelle Marine de La Réunion
Troisième et dernière échelle d’analyse justifiant notre méthodologie : les communautés
d’usagers. Cette échelle ne concerne donc que le cas réunionnais, le territoire villageois étant le
principal critère structurant les regroupements communautaires à Mohéli.
114
Pour sa précision, l’échelle des usages est celle à laquelle la méthode de construction
d’indicateurs d’acceptation sociale a été élaborée. Ce paragraphe se propose donc de décrire le
cheminement méthodologique suivi, depuis le diagnostic socio-économique jusqu’au calcul des
indicateurs. La stratégie d’échantillonnage suivie pour chaque type d’usager sera également précisée.
a) Du diagnostic socio-économique au diagnostic de territoire
Rappelons que ce travail s’inscrit dans le cadre de la caractérisation socio-économique de l’état
initial de la RNM (Thomassin et David, 2009). La réalisation de cette première phase de diagnostic
repose donc, tout d’abord, sur un important travail historique permettant de retracer les étapes
ayant conduit à la mise en place de l’AMP. Cette première étude s’appuie sur un corpus
documentaire composé de rapports d’expertise (e.g. Robert, 1977 ; Gabrié et al., 1989 ; Biais et
Taquet, 1992 ; Roos et al., 1998 ; ARVAM, 1999), de mémoires universitaires (e.g. Ah-Nième, 1997 ;
Arnaudies, 2000 ; Cazou, 2000 ; Fougeroux, 2000 ; Loupy, 2001 ; Tremblay, 2001 ; Mirault, 2006),
d’articles scientifiques (e.g. Naïm, 1989 ; Amanieu et al., 1993 ; Chabanet et al., 1995 ; David et al.,
1999, p.4), d’une revue de presse issue des trois principaux quotidiens de l’île54 ainsi que d’une
analyse des archives documentaires de la DIREN (courriers, pétitions, compte-rendu de réunions de
concertation, etc.). L’analyse de ce corpus a permis de reconstituer l’histoire des négociations
antérieures à la RNM et de dresser une première analyse des conflits et logiques d’acteurs en
présence55. Elle a également constitué une base indispensable pour l’élaboration du protocole
d’enquêtes à déployer sur le terrain.
Dans un second temps, l’élaboration du diagnostic socio-économique s’est poursuivie par une
série d’enquêtes de terrain auprès des différents usagers de l’AMP. Avec l’aide de l’étude
historique préalable, les questionnaires ont été adaptés selon le type d’usager mais conservent une
trame commune (Annexes C à L) :
• Les caractéristiques sociales et économiques de l’enquêté ;
• Les activités pratiquées dans le périmètre de la RNM (type de pratique, fréquence, lieux,
outils et techniques utilisées, etc.) ;
• Les perceptions de l’évolution de l’état de santé de l’écosystème corallien (richesse
ichtyologique et habitats coralliens) ;
• Les perceptions de la concertation et du processus de prise de décisions ;
• Les perceptions de la réglementation et du zonage de la RNM ;
• Les problèmes rencontrés ;
• Les attentes formulées ;
• Les solutions à proposer.
Notons que pour l’usage plongée sous-marine, trois formulaires d’enquêtes différents ont été
conçus de manière à différencier les plongeurs résidents, les plongeurs de passage et les gérants de
clubs de plongée. Pour les usagers de la plage et les baigneurs, il a été décidé de mener deux
enquêtes distinctes, l’une auprès des touristes, l’autre auprès d’un échantillon de la population
résidante. Enfin, par manque de temps, les enquêtes auprès des activités de découverte du milieu
marin et récifal n’ont pu être conduites. Un recensement des acteurs concernés à cependant été
réalisé. Il conviendra, dans le cadre du futur plan de gestion de la RNM, de compléter ces
informations.
L’idée première était de conduire des enquêtes à l’aide de ces questionnaires, conçus
majoritairement à l’aide de questions fermées facilitant saisie et traitement statistique. Cependant, le
terrain a rapidement montré le manque d’adéquation de ce type de support pour impliquer
54 Les trois quotidiens réunionnais sont : le Journal de l’Ile de La Réunion (JIR), le Quotidien et
Témoignages
55 Le détail de cette analyse est exposé au chapitre 4 de la Partie 2 de cette thèse
115
des populations, de prime abord, septiques et réticentes à l’idée d’être enquêtées, d’autant plus sur
un sujet aussi sensible que celui de la RNM. En outre, les questions fermées se sont avérées
inappropriées pour convenablement saisir les opinions et les représentations de chacun. D’une part,
elles biaisent la réalité des ressentis individuels en imposant des réponses pleines d’à priori. D’autre
part, elles laissent peu de place à la contextualisation de ces ressentis, pourtant indispensable à une
bonne compréhension des logiques d’acteurs.
Pour toutes ces raisons, l’option a rapidement été prise de conduire ces enquêtes sous la forme
d’entretiens semi-directifs avec les communautés d’usagers les plus directement concernées par
la RNM. Ainsi, seules les enquêtes auprès de la population réunionnaise et des touristes sont restées
sous la forme de questionnaires. Pour tous les autres usagers, des entretiens semi-directifs ont été
menés. Ce format offre en effet l’opportunité d’engager un véritable échange autour de questions
ouvertes, tout en conservant une trame structurée. En gardant à l’esprit le fil conducteur du
questionnaire, les entretiens se sont donc déroulés sous la forme d’une discussion ouverte laissant à
l’enquêté tout le loisir de s’exprimer sur les évènements marquants ayant ponctué, selon lui, la mise
en place de l’aire protégée. Ainsi ce format a-t-il été bien mieux accueilli par les différents usagers, se
sentant plus à l’aise pour répondre sans avoir à choisir « la bonne réponse parmi les choix
proposés ». Cette démarche plus qualitative a cependant demandé davantage de temps pour la
réalisation des enquêtes. Le terrain a effectivement montré combien le temps passé avec chaque
personne était un facteur déterminant pour parvenir à établir une relation de confiance entre
l’enquêteur et l’enquêté, relation indispensable pour espérer pouvoir collecter la réalité des
pratiques, des perceptions et des opinions des individus (David, 2005). Ainsi, le recueil de parcours
de vie s’est-il avéré riche d’enseignements pour comprendre les stratégies d’acteurs et les conflits
d’opinions en présence.
Cette option plus qualitative a également rendu la saisie et le traitement des enquêtes plus long
mais bien plus riche et proche de la réalité. L’ensemble des réponses aux entretiens a été saisi dans
un tableur Excel. Celles concernant les pratiques et les caractéristiques socio-économiques, de type
binaire ou fermé pour la plupart, n’ont pas nécessité de traitement préalable pour être directement
intégrées à la base de données. Bien que posées au cours d’un entretien semi-directif, elles ont été
codées tel que le prévoyait le questionnaire d’origine dans la mesure où elles se rapportaient à des
faits et non à des ressentis. En revanche, les réponses aux questions ouvertes relatives aux
perceptions ont nécessité d’être considérées dans toute leur diversité avant de pouvoir être codées,
pour permettre de les traiter statistiquement et de les analyser. En procédant de la sorte,
l’hétérogénéité des réponses est conservée sans être biaisée par des choix ex nihilo.
Pour finir, la phase d’analyse des résultats d’enquêtes est la dernière étape de l’élaboration
du diagnostic socio-économique. Basées sur des statistiques descriptives et univariées, elle consiste à
caractériser chaque groupe d’usagers à partir de ses pratiques et ses perceptions. Lorsque celles-ci
s’avèrent trop hétérogènes au sein même du groupe, une typologie plus fine est proposée56. Par la
suite, les caractéristiques socio-économiques des usagers et de leurs pratiques sont mises en
parallèles avec leurs perceptions afin d’identifier la nature des liens existants entre ces derniers et
l’espace mis en réserve. La mise en lumière de ces liens conduit ainsi à l’élaboration d’un diagnostic
territorial. Ce dernier révèle le maillage de territoires qui existait avant la mise en place de la RNM
et permet d’en déduire les enjeux territoriaux des différents types d’usagers. Quand cela est possible,
une cartographie des territoires d’usages passés et présents est réalisée, illustrant les changements
apparus avec la création de la RNM.
Depuis l’historique de l’AMP jusqu’au diagnostic territorial, l’ensemble de la démarche
méthodologique déclinée sur le terrain de La Réunion est résumé par la Figure 3-4.
56 La méthode utilisée pour cette typologie intra-groupe a été présentée précédemment (p.86)
116
Figure 3-4 : Démarche méthodologique appliquée à La Réunion
b) Stratégie d’échantillonnage des enquêtes auprès des usagers
La conduite des enquêtes sur le terrain a demandé d’élaborer une stratégie d’échantillonnage
propre à chaque type d’usage identifié.
Les pêcheurs professionnels :
De manière générale, sont considérés comme pêcheurs professionnels les pêcheurs payant une
cotisation à l’année, celle-ci leur permettant d’être affiliés au régime de la sécurité sociale maritime
(l’E.N.I.M.57). Au sein de ce statut, il est possible de distinguer trois types de pêche selon leur
localisation, le type de ressources halieutiques recherché ainsi que selon les engins de pêche utilisés
(Roos et al., 1997) :
• La petite pêche : Les unités concernées sont les barques non pontées (les canots) et les
bateaux pontés (vedettes) inférieurs à 10 mètres. Les sorties en mer n’excédent pas les 24 heures. La
majorité des espèces recherchées sont pêchées près de la côte sur des fonds inférieurs à 350 m. Les
espèces cibles sont majoritairement des pélagiques et des espèces démersales profondes. Les
dispositifs de concentration de poissons (DCP) constituent une aide précieuse pour la pêche des
pélagiques en réduisant les temps de recherche du poisson et les coûts associés.
• La pêche palangrière : Celle-ci se divise en trois catégories : La pêche côtière, la pêche au
large et la grande pêche. Elles s’effectuent toutes au large (en majorité à plus de 200 milles de la côte
ou sur des bancs à 90 milles) et concernent des embarcations pontées dont la longueur est comprise
entre 10 m et 25 m. Les principales espèces recherchées sont les pélagiques.
57 Etablissement National des Invalides de la Marine (ENIM)
117
• La pêche australe : Ce type de pêche s’effectue dans des zones lointaines (ZEE des Iles Saint-
Paul et Amsterdam et Iles Kerguelen), sur des bateaux pontés de plus de 50 m. L’espèce cible est la
légine (Dissostichus eleginoides) et les sorties en mer sont supérieures à 30 jours.
Notre travail s’est focalisé sur les pratiques de pêche embarquée, inféodées de manière plus ou
moins forte à la présence de l’écosystème récifal. Parmi ces trois types de pêche, les acteurs
directement concernés par la mise en réserve sont ceux qui sont susceptibles de pratiquer leur
activité dans ou à proximité de la RNM. C’est pourquoi ce travail est centré sur l’étude de la petite
pêche, les espèces recherchées ainsi que les zones de pêche utilisées étant principalement
déterminées par la présence des récifs coralliens.
Les données ont été collectées courant mai 2008 dans les trois ports situés au sein du périmètre
de la RNM : Saint-Gilles, Saint-Leu et Etang-Salé. A défaut d’avoir accès aux effectifs des pêcheurs
professionnels par port d’attache, la population de référence a été estimée en concertation avec le
Comité Régional des Pêches Maritimes (CRPM) et les représentants des pêcheurs de chacun de ces
trois ports. Ces estimations ont ensuite été réévaluées directement sur le terrain, après comptage
dans les différents ports et discussion avec les pêcheurs. Au final, le nombre total de pêcheurs
professionnels pratiquant la petite pêche au sein de la RNMR a été estimé à 73 individus.
L’échantillon retenu concerne 37 pêcheurs, soit 50% de la population totale (marge
d’erreur : 10%, intervalle de confiance : 90%)58. Les enquêtes ont ensuite été réparties comme
suit, proportionnellement selon les effectifs par port (Thomassin et Messaci, 2008):
• Port de Saint-Gilles : 21 pêcheurs enquêtés sur 42 recensés
• Port de Saint-Leu : 8 pêcheurs enquêtés sur 16 recensés
• Port de l’Etang-Salé : 8 pêcheurs enquêtés sur 15 recensés
Les pêcheurs plaisanciers embarqués :
La pêche plaisancière embarquée se distingue de la pêche professionnelle par le fait que ses
pratiquants ne sont pas des inscrits maritimes et ne payent donc pas de cotisations sociales. Ceux-ci
n’ont pas le droit de vendre les produits de leur pêche. Cependant, les espèces ciblées, les
techniques et les embarcations sont semblables à celles de la petite pêche côtière professionnelle,
pratiquées sur des fonds inférieurs à 400 m. En 1990, plus des trois quarts de la flottille de petite
pêche réunionnaise sont constitués d’embarcations de plaisance (Biais et Taquet, 1992), soit environ
800 plaisanciers pour 200 professionnels. L’importance de la pêche de plaisance n’a cessé de
s’accroître : en 2006, le CRPMEM estime la part des embarcations plaisancières sur l’ensemble de l’île
à 1300 contre 264 professionnelles (CRPMEM, 2006).
Face à l’impossibilité d’obtenir l’effectif total de pêcheurs plaisanciers au sein de la RNMR, une
estimation a été effectuée à dire d’acteurs (chefs de ports ou d’associations) et validée par comptage
sur le terrain dans les trois ports inclus dans le périmètre de la réserve. Au final, la population totale
de pêcheurs plaisanciers pratiquant dans la RNM a été estimée à 460 individus. Il convient cependant
de souligner qu’il existe un nombre important de « bateaux ventouses » (qui ne sortent pas) au port
de Saint-Gilles. De plus, les bateaux de plongée et de pêche au gros sont inclus dans l’effectif total.
Tenant compte de ces paramètres, 50 individus ont été enquêtés (marge d’erreur : 10%,
intervalle de confiance : 87%), répartis proportionnellement selon les ports de manière à
conserver une bonne représentativité géographique (Duchêne, 2009) :
• Port de Saint-Gilles : 20 pêcheurs enquêtés sur 250 recensés (dont beaucoup ne sortent pas
ou ne pratiquent pas la pêche côtière)
58 La marge d’erreur et le niveau de confiance permettent d’estimer la qualité de l’échantillon. La marge
d’erreur est le taux d’erreur que l’on tolère dans les résultats obtenus tandis que l’intervalle de confiance
représente le niveau d’incertitude admis. http://www.raosoft.com/samplesize.html
118
• Port de Saint-Leu : 14 pêcheurs enquêtés sur 100 recensés
• Port de l’Etang-Salé : 16 pêcheurs enquêtés sur 110 recensés
Les pêcheurs traditionnels à pied :
La pêche traditionnelle à pied est un usage qui souffre d’une définition claire. Au sens du décret
régissant la pêche maritime de loisir (décret n° 90-618 du 11 juillet 1990, modifié par le décret n° 99-
1136 du 21 décembre 1999 et du 6 septembre 2007), elle est considérée comme la pêche dont le
produit est destiné à la consommation exclusive du pêcheur et de sa famille et ne peut être colporté, exposé
ou vendu sous quelque forme que ce soit, ou acheté en connaissance de cause. Cette définition est donc
centrée sur la commercialisation des prises mais ne fait aucune distinction en termes d’engins de
pêche entre la pêche embarquée et la pêche à pied. Le décret n°2001-426 du 11 Mai 2001
réglementant l’exercice de la pêche maritime à pied à titre professionnel donne une autre définition
(Mirault, 2006) : « la pêche à pied s’exerce sans que le pêcheur ne cesse d’avoir un appui au sol et sans
équipement respiratoire permettant de rester immergé ».
La réalité de la pêche à pied à La Réunion est différente. Sous l’appellation « pêche à pied » est
regroupée une grande diversité de pratiques (pêche au poulpe, à la ligne, au moulinet, à la senne,
etc…) qui inclue également l’utilisation de palmes, masque ou tuba. L’existence de pratiques
combinant pêche à pied et pêche sous-marine justifie le choix de ne pas limiter la définition de la
pêche à pied à la Réunion à celle de l’arrêté de Mai 2001. Cette définition n’en reste pas moins
délicate et compliquée.
Les pratiques assimilées à la pêche sous-marine et pourtant incluses dans la catégorie pêche à
pied ne sont pas exclusives. Elles sont combinées à d’autres pêches à pied et l’accès aux sites de
chasse se fait souvent à pied, permettant par exemple au pêcheur de piquer quelques « zourites »
(poulpe) sur le chemin. Ce qui différencie les pêcheurs classés dans l’usage chasse sous-marine des
pêcheurs pratiquant la pêche sous-marine mais classés dans l’usage pêche à pied est donc l’exclusivité
de leur pratique pour les premiers et la combinaison de celle des seconds avec d’autres types de
pêche à pied. La seconde différence réside dans l’accès au site de pêche. Les premiers sont plus de
65% à accéder à leur site de pêche grâce à une embarcation (Denniel, 2009) alors que les seconds le
font en grande majorité depuis la plage et, pour la plupart, en traversant le platier corallien.
La pêche à pied se pratique donc à pied (sans bateau) et/ou en plongée (en apnée). Elle s’exerce
en zone récifale, depuis la plage jusqu’à la pente externe en passant par la dépression en arrière du
platier (faussement dénommée « lagon »), le platier récifal lui-même et le brisant (zone de
déferlement des vagues). Elle utilise des engins spécifiques, et peut répondre à des objectifs différents
tels que l’autoconsommation, la vente, le loisir ou encore la tradition. Même si elle est souvent
justifiée par le gain complémentaire qu’elle procure (en argent ou en captures), la pratique de la
pêche répond, en effet, à des motivations différentes selon la situation (Oqueli, 2002).
Du fait de son caractère informel, il est très difficile d’obtenir une estimation fiable du nombre de
pêcheurs à pied à La Réunion. Si pendant longtemps cette activité est restée marginale, il faut dire
qu’elle a connu un développement rapide ces dernières décennies, sous l’influence de plusieurs
facteurs. L’accroissement démographique tardif et accéléré, combiné à la mise en place des aides
sociales ont incité une partie de la population active sans emploi à utiliser leur temps libre en
s’adonnant à des pratiques jusqu’alors marginales comme la pêche. D’autre part, l’apparition des aides
sociales a favorisé l’accroissement du parc automobile, libérant ainsi les habitants de l’île de toute
contrainte de distance, et leur permettant d’accéder aux zones de pêche privilégiées, quelle que soit
leur lieu de résidence. Aux pêcheurs traditionnels s’est aussi ajouté un grand nombre de jeunes : se
trouvant sans emploi, et ne pouvant accéder aux aides d’insertion, certains se voient contraints à
pêcher, même s’ils ne sont pas attirés par cette activité (Oqueli, 2002). En 1999, à l’occasion du
colloque « Gestion Intégrée et Développement Durable des zones côtières » de Saint-Leu, une
première estimation tablait sur 1500 pêcheurs à pied (David et al., 1999). La même année,
l’instauration de carte de pêche aux capucins a permis d’estimer le nombre de pêcheurs pratiquant
119
uniquement ce type de pêche. 411 demandes ont été formulées, soit près d’un tiers du total estimé
des pêcheurs à pied, sachant qu’il existe bien évidemment d’autres types de pratique.
Avec la mise en place de la RNMR, une nouvelle réglementation de la pêche à pied a vue le jour.
Pour pouvoir pratiquer la pêche à la golèt (ligne), la pêche au zourite (poulpe) et la pêche aux capucins
(pêche à la senne de plage), les pêcheurs doivent faire une demande de carte auprès des Affaires
Maritimes. Un quota de cartes octroyées a été fixé à 800. La première année, en 2007, 1091
demandes ont été formulées. Si ce chiffre aurait pu servir de référence pour l’estimation de l’effectif
réel des pêcheurs à pied, il convient de préciser que certaines personnes avaient fait des demandes
par mesure de précaution alors qu’elles ne pêchaient plus depuis longtemps. A l’inverse, de
nombreux pêcheurs rencontrés sur le terrain, n’avaient pas fait de demande de carte soit par
manque d’information, soit parce que les pêches autorisées au sein de la RNMR n’étaient pas celles
qu’ils avaient l’habitude de pratiquer (notamment pour la pêche de nuit et la pêche en apnée).
Détenir ou ne pas détenir la carte ne changeait donc rien pour leur pratique. Il serait donc biaisé
d’estimer le nombre de pêcheurs à pied en se référant aux effectifs des demandeurs. Précisons de
plus, que ces demandes étaient restreintes aux communes riveraines de la réserve et que les
pêcheurs potentiels habitant dans d’autres communes en étaient donc exclus.
L’estimation du nombre de pêcheurs par le biais des neuf associations de pêcheurs traditionnels
inscrit à la commission pêche traditionnelle de la RNM59 n’a pas non plus donné de résultats
pertinents, les présidents ayant également beaucoup de mal à décompter leurs adhérents.
Face à la difficulté d’obtenir des estimations fiables, l’enquête auprès des pêcheurs à pied a
principalement veillé à conserver une bonne représentation géographique. Disposant des
plusieurs fichiers de demandeurs de carte, des quartiers regroupant un effectif important de pêcheurs
ont pu être identifiés. L’échantillonnage a donc été aléatoire et stratifié géographiquement de
manière à collecter des informations de manière indifférenciée dans l’ensemble de ces quartiers
(Tableau 3-8). Au total 67 pêcheurs ont pu être enquêtés entre mars et juin 2008.
Tableau 3-8 : Effectifs des pêcheurs à pied rencontrés selon le quartier d’habitation
Quartiers Effectifs Total
Saint-Gilles-Carosse 12
Saint-Paul Bas La Saline 11
Hermitage 2
25
Saint-Paul Hauts Eucalyptus-Muscadiers 5
Barrage 11
16
Trois Bassins Trois Bassins 8 8
Saint-Leu Bas St-Leu ville 6
St-Leu Grand Fond 2
8
Saint-Leu Hauts St-Leu Stella 1
St-Leu Chaloupe 1
2
Etang-Salé / Les Avirons Etang-Salé / Les Avirons 8 8
67
59 Il existe aujourd’hui 9 associations recensées: l’association collectif des pêcheurs traditionnels de Trou
d'eau (Mme Ringuin), la coordination des associations pêches et traditions (trou d'eau) (Mr Sault), l’association
sauvegarde de la pêche traditionnelle, La Saline, (Mr Alciope), la coordination des associations de pêche
traditionnelle de St Paul (Mr Gence), l’association pêche loisirs de l'étang-salé (Mr Calteau), l’APTA, association
de pêche traditionnelle des avirons (Mr Hebert), l’APPPES, association de pêcheurs professionnels et
plaisanciers de l'etang salé (Mr Savigny), l’APTO, association de pêche traditionnelle de l'ouest (Mr Sery), le club
nautique de Saint-leu (Mr Crescence)
120
Les chasseurs sous-marins :
L’article premier de l’arrêté préfectoral n° 1904/DAG.R/2 du 25 mai 1976, définit la pêche sousmarine
telle que : « la capture en action de nage ou de plongée, des animaux marins, par quelques moyens
que ce soient (à la main, à la foëne, au filet, à l’aide d’appareils spéciaux pour la pêche sous-marine) ».
Cette définition est la seule à apparaître dans les textes officiels (Esclapez et al., 2000). Pour autant,
seuls les individus ne pratiquant qu’exclusivement la pêche sous-marine à l’aide d’un fusil, sont
considérés comme chasseurs sous-marins dans cette étude.
La pêche sous-marine est une activité encadrée juridiquement. C’est aussi un sport officiellement
reconnu. Il a par conséquent sa propre commission au sein de la Fédération Française d’Etude et de
Sports Sous-marins (FFESSM). Au niveau régional, une commission pêche sous-marine est
représentée au sein du Comité Régional d’Etude et de Sports Sous-marins (CRESSM), elle dépend de
la FFESSM. Suite à des divergences d’intérêts au sein de la FFESSM, deux autres fédérations ont vu le
jour : la Fédération Nautique de Pêche Sportive en Apnée (FNPSA) et la Fédération Chasse Sousmarine
Passion (FCSMP). Toutes trois sont habilitées à délivrer des licences (non obligatoire depuis
le décret du 18 juin 2009) pour la pratique de la pêche sous-marine. A La Réunion, seule la FFESSM
est aujourd’hui représentée.
La FFESSM fourni des licences pour la pratique de la pêche sous-marine mais ne distingue pas les
plongeurs en bouteille des pêcheurs en apnée. Parmi les 1795 licences accordées pour l’année 2009,
le responsable du CRESSM Réunion estime à 200 le nombre approximatif de pêcheurs sous-marins.
Les affaires maritimes ont fourni 65 autorisations pour l’année 2009. Un premier chiffre approximatif
fait donc état d’environ 265 pêcheurs sous-marins. C’est sans compter les pêcheurs sous-marins nonlicenciés,
qui ne sont recensés nulle part. Ainsi, il est impossible d’estimer de manière fiable le
nombre de pêcheurs sous-marins à La Réunion. Notons qu’une estimation de 1996 avance le chiffre
de 300 pêcheurs sous-marins enregistrés pratiquant sur dans la zone récifale de La Réunion
(Troadec, 1996) tandis qu’une autre étude datent de 2000 estime à 416 le nombre de pêcheurs sousmarins,
enregistrés et libres confondus, entre la baie de La Possession et la Pointe au Sel (Bertrand,
2000).
Au regard de ces estimations, 42 chasseurs sous-marins ont été rencontrés entre Mai et
Juin 2009 (soit une marge d’erreur de 10% et un intervalle de confiance de 85% pour une
population de référence estimée à 350 individus) en suivant un échantillonnage aléatoire,
stratifié géographiquement comme suit (Denniel, 2009) :
• Frange nord de la RNM : 4 pêcheurs sous-marins enquêtés
• Saint-Gilles : 14 pêcheurs sous-marins enquêtés
• Saint-Leu : 10 pêcheurs sous-marins enquêtés
• Etang-Salé : 12 pêcheurs sous-marins enquêtés
• Frange sud de la RNM : 2 pêcheurs sous-marins enquêtés
Les pratiquants de sports de glisse :
Plus de 70% des vagues réunionnaises, principal support de la pratique des sports de glisse,
déferlent sur des récifs coralliens. Ils constituent des « breaks » qui produisent des vagues de grande
qualité. Plusieurs sports ont ainsi été recensés à La Réunion. Dans le cadre de cette étude quatre ont
été retenus :
• Le surf : L’activité se développe à la Réunion dès les années 70 principalement à Boucan-
Canot et à Saint-Gilles, Saint Leu étant devenu un spot de surf par la suite. Aujourd’hui ce sport est
largement démocratisé ; on compte actuellement 432 licenciés de surf dont seulement 188 de plus de
18 ans. La majorité de ces licenciés sont donc mineurs et représentent probablement les inscrits en
écoles de surf. Peu de références font état d’une estimation du nombre de pratiquants à La Réunion.
121
• Le kayak de mer : Peu d’informations sont disponibles sur le kayac de mer étant donné la
jeunesse de ce sport à La Réunion. Cette pratique est cependant rattachée au Comité Régional de
Canoë Kayac qui déclare que « l’activité s’effectue sur 3 types de supports : eaux vives, eaux calmes
et mer. Le plus gros potentiel est la mer où il existe 31 espaces possibles de pratique,
essentiellement dans le lagon. »60. Fin 2007, on dénombre 521 licenciés. Néanmoins, sur 8 clubs, 5
pratiquent en mer et seuls 2 sont situés dans le périmètre de la RNM.
• Le kite-surf : Le kite-surf est un sport nouveau qui consiste à glisser sur une planche de surf
de taille souvent réduite, tractée par un cerf-volant, appelé aile. La pratique de ce sport est très
récente à la Réunion puisqu’elle ne date que d’une dizaine d’années. Le kite-surf relève de la
Fédération Française de Vol Libre (FFVL) et compte environ 80 licenciés. On estime cependant le
nombre de pratiquants supérieur à 100 lorsqu’on tient compte des pratiquants libres.
• Le wind-surf : La pratique du wind-surf (terme anglais pour planche à voile) a débuté il y a
environ 20 ans à La Réunion. On dénombre 150 licenciés mais les planchistes à la Réunion sont
essentiellement des pratiquants libres. Les zones de pratique de wind-surf se situent dans la bande
des 300 m., le plus souvent dans les déferlantes. Les lieux de pratique sont au nombre de 11 sur une
zone allant de Boucan Canot à Saint-Pierre»
La collecte des données s’est faite en Mai 2008. Au total 72 enquêtes ont été menées
(Thomassin et Havard, 2008). L’échantillonnage a été déterminé selon deux critères : le nombre de
pratiquants à La Réunion ainsi que le mécontentement exprimé à l’égard de la RNM via la presse. Les
surfeurs sont de loin, les plus nombreux à pratiquer dans le périmètre de la RNM, suivis des windsurfeurs,
des kite-surfeurs et des kayakistes. En revanche, la revue de presse a révélé un fort
mécontentement exprimé de la part des kite-surfeurs. Au final, le surf est l’activité pour laquelle
l’effort d’échantillonnage a été le plus fort (51 enquêtes), suivi du kite-surf (12 enquêtes), du windsurf
(7 enquêtes) et du kayak de mer (2 enquêtes).
Enfin, dans un souci de représentativité spatiale, nous avons veillé à enquêter les pratiquants sur
l’ensemble du territoire de la RNM. Les deux kayakistes ont été enquêtés sur les deux spots les plus
connus, l’un à la sortie du port de Saint-Leu et l’autre face à la plage des Brisants à Saint-Gilles. Sur
les sept wind-surfeurs, trois pratiquent plutôt dans le sud du périmètre de la RNM (Saint-Leu, Etang-
Salé voire Saint-Pierre) et trois dans le nord (Boucan et La Saline). Concernant le kite-surf, l’essentiel
de l’activité, à l’échelle de la RNM, est localisée sur le spot de Petit Trou d’eau à la Saline. 11 des 12
kite-surfeurs ont donc été enquêtés là-bas. Enfin, les spots de surf étant bien plus nombreux, nous
avons pris le parti d’effectuer une dizaine d’enquêtes pour chacun des 5 spots de référence (spot le
plus fréquenté par l’enquêté) présents dans le périmètre de la RNM. Du nord au sud, on trouve
Boucan qui regroupe les spots de Ti’Boucan, les Aigrettes et Perroquet (6 enquêtes), Roches Noires
(11 enquêtes), Trois Bassins qui comprend les spots du Pic de Trois Bass’ et de la Gauche de Trois
Bass’ (11 enquêtes), Saint-Leu rassemblant la Tortue et la Gauche de Saint-Leu (12 enquêtes) et enfin
Etang-Salé englobant le Simulateur et le Brisant (11 enquêtes).
Les plongeurs en bouteille et les clubs de plongée :
Les pratiques sous marines englobent toutes les activités dont le principal objectif est de
découvrir et d’observer in situ l’écosystème corallien. Il existe deux modes de découverte basés sur
le principe de l’immersion du pratiquant : la plongée sous-marine en scaphandre autonome et
l’observation sous-marine de surface en palmes, masque et tuba (PMT). Dans le cadre de ce travail,
60 Compte-rendu de réunion datant du 26 Février 2003 entre la fédération nationale de canoë kayak, les
élus et les administrations (Etat, Région et communes) – Archives de la DIREN
122
l’étude de l’usage plongée sous-marine s’est restreinte aux pratiquants utilisant un scaphandre
autonome.
Pratiquée de manière régulière et au-delà du niveau « baptême », cette activité requiert une
licence accordée par la Fédération Française d’Etude des Sports Sous-marins (FFESSM). En 2009,
1795 licenciés sont recensés à La Réunion. Cependant, ce chiffre n’est pas révélateur du nombre de
plongeurs au sein de la RNMR car la licence n’est pas nécessaire pour effectuer des baptêmes de
plongée. De plus, les plongeurs licenciés dans d’autres régions françaises mais ayant l’habitude de
plonger à La Réunion, ne sont pas inclus dans ce décompte. Il est donc très difficile d’estimer le
nombre de plongeurs au sein de la RNMR.
L’option a donc été prise de conduire des entretiens avec l’ensemble des 25 clubs de plongée
présents dans les communes limitrophes de la RNM. En parallèle, 98 enquêtes ont également été
conduites auprès des plongeurs, en distinguant les plongeurs résidant à La Réunion (63 enquêtes)
des plongeurs de passage (35 enquêtes). Ainsi, malgré l’absence d’estimation fiable de la population
de référence, l’échantillon de près de 100 plongeurs autorise-t-il une extrapolation des résultats. Ces
enquêtes ont été menées entre Mai et Juin 2007 (Louze, 2007).
Les touristes :
A l’origine, le travail sur l’activité touristique devait porter sur les touristes non résidents,
hébergés en hôtels, gîtes, maisons d’hôtes, résidences ou locations de vacances. Le tourisme
affinitaire61, majoritaire à la Réunion, était donc mis de côté. Cependant, le contexte post-crise du
chikungunya dans lequel se sont déroulées les enquêtes (Mai à Août 2007) a rendu délicate la
rencontre de touristes dans les structures d’hébergement. Les enquêtes ont donc été menées
directement sur les plages de la côte Ouest ainsi qu’à l’aéroport auprès des touristes ayant terminé
leur séjour, touchant ainsi également des touristes affinitaires. Au total, 113 enquêtes ont été
réalisées en suivant un échantillonnage aléatoire (D'Agostino, 2007).
La population réunionnaise :
Malgré les distances potentiellement importantes entre le lieu de résidence et le périmètre de la
RNM où se concentrent les zones de baignade en mer, la baignade dans le « lagon » et le pique-nique
sous les filaos sont des pratiques fréquentes pour une grande majorité de la population. C’est
pourquoi il nous a semblé pertinent de considérer la population réunionnaise comme un type
d’usager potentiel et de sonder, ainsi, l’opinion publique relative à la RNM. Pour ce faire, une
méthode originale et efficace a été conduite. Elle consiste à proposer une animation scientifique dans
les écoles (classes de CM1 et CM2) autour de trois maquettes62 illustrant les relations bassin-versant
/ littoral (Photo 3-1), en retour de laquelle les élèves soumettent un questionnaire à leurs parents.
Motivés par un concours à l’issu duquel la classe pouvait gagner une sortie à l’Aquarium de Saint-
Gilles, le retour s’est avéré conséquent puisque sur 640 questionnaires distribués, 406 furent
retournés et exploitables, soit plus de 60% (White C., 2006). En outre, le système de la carte scolaire
qui rattache toute personne domiciliée à une adresse, à une école déterminée permet de s’assurer
que les perceptions recueillies auprès des parents d’élèves correspondent à celles d’un quartier.
61 Selon l’INSEE, le tourisme affinitaire est le tourisme dont la motivation du séjour est la visite à des
parents ou amis, en plus du séjour de vacances. A la Réunion, les touristes affinitaires logent à 93% chez la
famille ou les amis, contre seulement 2% à l’hôtel (Mirault, 2006).
62 Trois maquettes étaient proposées illustrant respectivement les potentielles conséquences du
ruissellement, de l’érosion et des pollutions agricoles et urbaines sur l’écosystème marin. Le concept a été, par
la suite, repris par l’Association des Petits Débrouillards.
123
Photo 3-1 : Maquettes utilisées lors des animations scolaires
(Clichés : A. Botta, 2005-2006)
Le travail de terrain s’effectua entre le 2 et le 26 Mai 2006. La sélection de notre échantillon a
suivi trois étapes (Thomassin et al., 2010):
• Dans le but de faciliter le suivi des résultats d’enquêtes par le gestionnaire (GIP-RNMR), nous
sommes intervenus au niveau des écoles primaires (classes de CM1 et CM2) en choisissant les
parents d’élèves comme population cible de nos enquêtes. Les opérations de sensibilisation et
d’éducation à l’environnement marin auprès des scolaires étant un des axes de travail du GIP-RNMR,
la méthode retenue permet de reproduire facilement les enquêtes tout en ne demandant que peu de
travail supplémentaire lorsqu’il s’agira d’estimer « l’effet réserve » tous les quatre à cinq ans.
• La deuxième étape a consisté à sélectionner les écoles dans lesquelles intervenir. C’est un
critère spatial qui a guidé notre choix. Au-delà de la collecte brute des perceptions sur la RNM, il
nous a semblé intéressant de pouvoir les comparer selon qu’elles émanaient d’une personne habitant
dans les hauts ou dans les bas, dans l’ouest, dans le nord, dans l’est ou dans le sud. La bonne
représentativité de notre échantillon reposait donc sur une bonne représentativité spatiale des
écoles dans lesquelles nous allions intervenir. Nous avons donc réparti l’ensemble des écoles de la
Réunion en 5 groupes selon leur localisation : Nord, Sud, Est, Ouest dans les Hauts et Ouest dans les
Bas. Il nous a semblé utile de distinguer les Hauts des Bas uniquement dans l’Ouest dans la mesure
où la RNM s’y trouve.
• Durant la troisième étape, les écoles ont été sélectionnées dans chaque groupe selon une
méthode aléatoire. Notre échantillon s’est ensuite précisé en fonction des refus exprimés par
certaines écoles. Au total, ce sont 13 écoles (Tableau 3-9) qui ont été visitées avec pour certaines
des interventions dans plusieurs classes. 406 personnes ont ainsi été enquêtées.
124
Tableau 3-9 : Répartition des questionnaires collectés au sein des parents d’élèves en 2006
Quartier Localisation Effectifs de questionnaires
exploi tables
Saint-Denis Nord-Est 41
Saint-Gi l les centre Bas de l ’ouest 43
Tan Rouge Hauts de l ’ouest 24
Hermi t age Bas de l ’ouest 40
La Saline les bains Bas de l ’ouest 35
Trois Bassins Hauts de l ’ouest 35
La Cha loupe Saint-Leu Hauts de l ’ouest 26
Etang-Salé Bas de l ’ouest 27
Saint-Pierre Sud 42
Terre Sainte Sud 17
Saint-Benoî t Nord-Est 59
Saint-André Nord-Est 17
Total 406
c) Construction des indicateurs d’acceptation sociale
Une fois les entretiens menés et le diagnostic territorial réalisé, notre démarche méthodologique
se conclue par la phase de construction d’indicateurs d’acceptation sociale. Rappelons que nous
considérons l’acceptation sociale comme étant fonction du degré de satisfaction des
enjeux territoriaux des usagers. Ainsi convient-il de concevoir des indicateurs permettant de
suivre dans le temps si les enjeux identifiés par le biais du diagnostic territorial sont contentés aux
yeux des usagers. Si c’est le cas, on supposera que l’acceptation sociale n’en sera que renforcée.
Pour chaque enjeu identifié et pour chaque usager, différents types d’indicateurs ont donc été
construits. Ils diffèrent selon la nature des variables sur lesquelles ils reposent :
• Des indicateurs d’opinion : Ce type d’indicateurs repose sur plusieurs variables de
perceptions, déduites des questions posées lors des entretiens. Chaque variable possède au moins
trois modalités de réponses différentes. A chaque modalité est affectée une valeur selon qu’elle
exprime une opinion traduisant une bonne acceptation (+1) ou une mauvaise acceptation (-1). Les
réponses intermédiaires ou l’absence d’opinion ont une valeur nulle. Le Tableau 3-10 propose
l’exemple d’un indicateur de perception de l’état de santé du milieu récifal construit à partir des
entretiens des pêcheurs professionnels. Il répond au besoin de suivre la satisfaction d’un enjeu
environnemental et agrège trois variables : la perception de l’état de santé général de l’écosystème
corallien, des changements concernant le recouvrement corallien et ceux relatifs aux stocks de
poissons.
Tableau 3-10 : Exemple de la construction d’un indicateur d’opinion
Cette codification induit une importante simplification des opinions recueillies mais présente
le mérite d’être aisée à comprendre et à reproduire. Le calcul des variables s’effectue en soustrayant
125
les réponses négatives aux réponses positives et en pondérant le résultat par l’effectif total des
réponses. Il permet d’obtenir une valeur comprise entre -1 et 1, considérée comme une métrique.
L’indicateur final n’est qu’une moyenne de l’ensemble des variables considérées. Il oscille donc
également entre -1 et 1. Dans le but de conserver la diversité des réponses obtenues à certaines
questions, il arrive qu’il y ait plus de trois modalités et que les valeurs s’échelonnent alors entre -2 et
2. Dans ces cas là, les effectifs des répondants sont doublés afin de parvenir à des variables et des
indicateurs compris entre -1 et 1.
Ces indicateurs d’opinions sont, par la suite, représentés sous la forme d’un graphique en
rose des vents, facilitant synthèse et suivi temporel. Cette représentation rend effectivement plus
aisée l’interprétation de l’augmentation ou de la baisse d’un indicateur puisqu’elle figure
graphiquement l’évolution des variables constitutives. Elle permet de contourner le biais qui
consisterait à trouver une valeur identique à plusieurs années d’intervalle, pour un même indicateur
alors que les valeurs des variables constitutives auraient fortement évoluées.
Pour finir, ces indicateurs sont également déclinés spatialement quand cela est possible (ex :
par port d’attache pour les pêcheurs professionnels), ou par discipline lorsque l’usage considéré
englobe plusieurs pratiques (ex : les sports de glisse).
• Des indicateurs quantitatifs : Ce type d’indicateur repose sur des variables chiffrées telles
qu’un chiffre d’affaire, un nombre d’infractions ou le poids de captures de pêche. Ces indicateurs ne
sont donc pas bornés sauf quand il s’agit de taux. Ils traduisent des mesures réelles, valables à l’heure
de l’enquête. Pour la plupart, ils participent au suivi de la satisfaction d’enjeux économiques exprimés
par les usages marchands du milieu.
• Des indicateurs spatiaux : Ce type d’indicateur est basé sur des variables géographiques
obtenues après traitement sur SIG. Il mesure des rapports de surfaces entre le territoire utilisé avant
la RNM et celui autorisé après sa mise en place. Ces indicateurs s’expriment en pourcentage de
territoire perdu ou gagné depuis la création de l’AMP, critère déterminant dans l’acceptation ou le
rejet de cette dernière.
• Des indicateurs à construire : Ces indicateurs reposent à la fois sur des variables chiffrées
mais aussi de perception. Ils n’ont pu faire l’objet d’un calcul dans ce travail du fait d’une
réglementation encore en négociation, d’un balisage en cours et d’un système de surveillance en voie
d’organisation au moment de l’étude. Pour autant, le détail de leur calcul est décliné.
Ce dernier type d’indicateur pose la question de la prise en compte de l’état d’avancement de l’AMP,
comme élément déterminant quant au choix et à la pertinence des indicateurs d’acceptation sociale à
mesurer. A l’heure de la création d’une AMP et dans le cadre de l’élaboration d’un Etat 0, tous les
indicateurs ne sont pas pertinents à mesurer et tous ne sont pas mesurables étant donné le peu de
recul sur l’efficacité de l’outil de protection. Cette question sera discutée de manière approfondie
dans le Chapitre 7.
* *
*
126
Conclusion
Par le biais d’une analyse critique (analyse SWOT) des protocoles existants pour aborder les
dynamiques sociales au sein des AMPs, les atouts et les faiblesses du protocole SocMon ont été
identifiés et ont permis de fonder notre positionnement scientifique. Le territoire, concept par
essence géographique, y est central puisque l’appréhension de l’acceptation sociale repose sur le
degré de satisfaction des enjeux territoriaux des différents usagers. Notre approche propose ainsi
d’élaborer des indicateurs permettant d’évaluer et de suivre dans le temps et l’espace cette
satisfaction.
Grâce à une démarche ascendante (bottom-up), cette démarche permet, d’une part, de répondre
au manque d’adéquation à la gestion locale des variables proposées par SocMon tout en conservant
une dimension générique servant au rapportage. Il est en effet admis que toute AMP est une création
territoriale qui vient contraindre les enjeux territoriaux des usagers. Le territoire est donc considéré
comme un filtre d’analyse générique autorisant la comparaison d’AMPs au-delà des différences de
contexte politiques, économiques, culturels voire historiques.
En outre, le cadre conceptuel fourni par l’analyse territoriale offre l’opportunité de corriger les
faiblesses du protocole SocMon en termes d’analyse des processus dynamiques internes au sociosystème.
La théorie de l’individualisme méthodologique est ainsi dépassée dès lors que l’étude des
relations entre usagers à propos du territoire sont adjointes à celle des relations entre ces mêmes
usagers et leurs territoires.
Enfin, l’échelle de la communauté, qui représentait également une limite de SocMon notamment
dans les pays développés, est rediscutée à l’occasion de la déclinaison de notre démarche
méthodologique sur les deux terrains retenus : le Parc Marin de Mohéli (Comores) et la Réserve
Naturelle Marine de La Réunion. A Mohéli, c’est bien une communauté de résidents qui est
considérée pour la conduite et l’échantillonnage des enquêtes, tant le territoire villageois à
d’importance. A La Réunion, le sentiment communautaire est fondé par le type d’usage effectué en
mer. Les enquêtes, menées sous la forme d’entretiens semi-directifs, ont ainsi été déclinées à
l’échelle des différents types d’usagers.
Du diagnostic socio-économique à la construction d’indicateurs d’acceptation sociale en passant
par l’identification des enjeux de territoire des différents usagers, le positionnement scientifique et la
démarche méthodologique suivie sont le résultat d’inspirations théoriques et de réalités de terrain.
Ils conservent cependant, l’objectif de venir compléter efficacement les protocoles déjà existants
pour rendre l’appréhension des dynamiques sociales au sein des AMPs plus aisée et plus
opérationnelle pour les gestionnaires.
* *
*
127
Conclusion de la première partie
Cette première partie a permis de poser les cadres contextuel, géographique, scientifique
et méthodologique de cette thèse.
Contextuel, par l’approche historique des logiques de conservation mises en place dans les
aires protégées et leur mise en parallèle avec la lente appropriation du sujet par les sciences sociales,
notamment la géographie. Le premier chapitre démontre en effet que le début des années 1990
marque le début d’une humanisation des problématiques de conservation de la nature, traduite par la
mobilisation croissante des sciences humaines et sociales au sein des programmes de recherche
concernés. Au sein de ce corpus disciplinaire, la géographie se positionne depuis quelques années
comme une science d’autant plus légitime qu’elle propose des outils d’analyse opérationnels, une
approche territoriale innovante et une vision, par essence, interdisciplinaire. Cette thèse s’inscrit
donc dans le mouvement récent qui encourage l’émergence d’une véritable géographie de la
conservation.
Géographique, grâce à la présentation détaillée des aires marines protégées (AMPs) présentes
dans les pays membres de la Commission de l’océan Indien (COI). Le deuxième chapitre est
effectivement l’occasion de décrire brièvement les contextes environnementaux, socio-économiques
et politiques dans lesquels s’inscrivent les 48 AMPs de la COI et d’effectuer une typologie en fonction
des logiques de conservation en présence. Ainsi, les modèles seychellois et mauricien peuvent être
assimilés au modèle « Conservation – Exclusion », mettant de côté toute association et participation
des usagers locaux. A l’opposé, les AMPs comoriennes et rodriguaises endossent le rôle d’exemples
en termes de participation des populations locales et sont regroupés sous le type « Conservation –
Participation ». Enfin, les AMPs malgaches et réunionnaises ont, pour leur part, suivi un itinéraire
évolutif qui les a conduit de l’exclusion à la participation des communautés et usagers locaux.
Scientifique, par la justification de notre problématique dans le troisième chapitre. Basé sur une
approche critique de l’état de l’art en matière d’étude des dynamiques sociales dans les AMPs, le
positionnement scientifique de cette thèse s’articule autour de deux hypothèses de recherche :
• La déclinaison opérationnelle des dynamiques sociales au sein des AMPs se fait au moyen
d’indicateurs d’acceptation sociale
• Le territoire est un filtre d’analyse générique permettant d’étudier l’acceptation sociale dans les
AMPs de la région.
La vérification de ces hypothèses suppose de poser des postulats (ici cinq) et de définir un
certain nombre de concepts incontournables tels que l’acceptation sociale, un indicateur, le territoire, la
territorialité ou encore les enjeux territoriaux. Ainsi, une AMP est-elle considérée comme un nouveau
territoire réglementaire venant s’imposer à un maillage de territoires marins déjà appropriés. Son
acceptation sociale est donc fonction du degré de satisfaction des enjeux territoriaux exprimés par
les différents usagers.
Méthodologique, par le descriptif des choix méthodologiques effectués pour mener à bien
notre recherche. Déclinée à trois échelles, cette méthode croisée est élaborée à partir du cas
réunionnais (Réserve Naturelle Marine de La Réunion), ajustée grâce au cas mohélien (Parc marin de
Mohéli) puis nuancée par les cas malgache (AMP d’Andavadoaka) et rodriguais (AMP de Rivière
Banane). Le protocole d’enquêtes à La Réunion s’appuie sur l’identification de communautés
d’usagers de la réserve et privilégie les entretiens semi-directifs pour collecter perceptions et
opinions. Le diagnostic socio-économique permet l’identification des enjeux territoriaux des acteurs,
enjeux dont le suivi de la satisfaction est l‘objectif des indicateurs d’acceptation sociale proposés.
128
Deuxième partie
Diagnostic socio-économique,
enjeux territoriaux et indicateurs
d’acceptation sociale de la Réserve
Naturelle Marine de La Réunion
« La gestion environnementale n’est pas une question de rapport des hommes avec la nature mais une
question entre les hommes à propos de la nature »
Jacques Weber, 1996
129
Introduction de la deuxième partie
L’appréhension des dynamiques sociales au sein des AMPs est un sujet de recherche encore peu
exploré. Il est pourtant l’objet d’une demande croissante de la part des gestionnaires qui se trouvent
souvent démunis face à des crises qu’ils ne savent gérer. L’enjeu est donc de parvenir à traduire ces
dynamiques sous une forme opérationnelle, utile aux gestionnaires. C’est l’objet de notre première
problématique et cette deuxième partie à vocation à fournir des éléments de réponse. Elle se
propose en effet de développer une démarche méthodologique permettant d’étudier et d’estimer
l’acceptation sociale de la Réserve Naturelle Marine de La Réunion (RNM).
Cette démarche s’organise en plusieurs étapes et est déclinée pour chaque type d’usages
présents au sein du périmètre de la RNM. Dans ce travail, seuls les usages directs du milieu on été
considérés, à savoir les pratiques qui dépendent exclusivement de la présence de l’écosystème,
qu’elles soient extractives ou non extractives. Au total, huit communautés d’usagers sont ainsi
étudiées. Chacune fait l’objet d’un diagnostic socio-économique réalisé à partir d’entretiens semidirectifs,
grâce auquel les enjeux que chacun place dans le territoire marin à protéger ont pu être
identifiés. Ces enjeux de territoire peuvent être d’ordre économique, identitaire et/ou
environnemental. Par la suite, des indicateurs d’acceptation sociale sont présentés. Leur suivi dans le
temps doit permettre de déterminer si la RNM permet, ou non, de satisfaire ces enjeux de territoire.
De cette satisfaction dépend l’acceptation de l’AMP.
Dans le chapitre 3, l’analyse critique des méthodes existantes a permis de dégager les atouts et
les faiblesses des protocoles utilisés dans la région, notamment le protocole SocMon. La démarche
que nous proposons ici vient se positionner en complément. Elle fait l’objet de quatre chapitres.
Le premier chapitre (Chapitre 4) se propose de retracer l’histoire de la mise en place de la
RNM, depuis la création de l’Association du Parc Marin de La Réunion (APMR) en 1997 à la signature
finale du décret instituant le RNM en 2007. Ce nécessaire retour historique révèle les jeux d’acteurs
et permet de comprendre l’évolution des opinions et positionnements des différents groupes
d’usagers au cours du temps, permettant ainsi d’expliquer certains comportements actuels.
Le second chapitre (Chapitre 5) s’attache à décliner la méthode auprès des usagers extractifs
en présence. Ainsi les pêcheurs professionnels, les pêcheurs plaisanciers embarqués, les pêcheurs à
pied et les chasseurs sous-marins sont-il successivement passés en revue. Notons qu’une attention
particulière a été dédiée à ces usages extractifs, proportionnelle au degré de concernement qu’ils
détiennent dès lors que l’on traite de protection du milieu marin et de régulation des usages. Ce
chapitre est donc particulièrement dense, comparé aux autres.
Le troisième chapitre (Chapitre 6) fait écho avec le second puisqu’il s’intéresse aux usagers
non-extractifs. Y sont abordés les pratiquants de sports de glisse, les plongeurs sous-marins, les
usagers de la plage et les activités de découverte du milieu.
Pour finir, le quatrième chapitre (Chapitre 7) propose une analyse critique de notre démarche
et tente de mettre en lumière les avantages et les limites du travail mené. Il se conclue par
l’identification des réponses apportées aux faiblesses du protocole SocMon, dans l’idée d’une
complémentarité.
130
Chapitre 4 - Jeux et réseaux d’acteurs :
retour sur l’histoire conflictuelle de la
concertation en amont de la RNM
Sommaire
1. 1997-1999 : une phase de pré-concertation menée par l’APMR en vue de l’approbation du
projet de RNM ..............................................................................................................................................132
1.1 La commune de Saint-Paul, médiateur d’un conflit naissant .........................................................133
1.2 Réglementation de la pêche aux capucins nains : Emergence d’un conflit interne aux
pêcheurs à pied..........................................................................................................................................................135
1.3 Une « Commission Pêche » pour renouer le dialogue avec les pêcheurs à pied .....................137
2. 2000-2003 : La DIREN au coeur de la concertation pour l’élaboration du décret de RNM...139
2.1 Une médiation environnementale au service du projet de RNM .................................................140
2.2 Le projet d’insertion des pêcheurs à pied : une initiative prometteuse soumise aux
dysfonctionnements de gouvernance....................................................................................................................142
2.3 La réglementation de la pêche aux capucins : la saga des arrêtés .............................................144
3. 2004-2007 : L’histoire douloureuse de la signature finale du décret de la RNM de La Réunion
...........................................................................................................................................................................147
3.1 Trois Sages pour arbitrer et finaliser le projet de décret.................................................................147
3.2 Conflits et problèmes de gouvernance : 3 ans de délai pour aboutir à la validation officielle du
décret de RNM...........................................................................................................................................................148
3.3 L’après-décret : un nouveau défi à relever ..........................................................................................152
Introduction
La compréhension des opinions et perceptions actuelles des différents usagers et l’analyse de
l’acceptation sociale de la RNM ne peuvent être correctement abordées sans opérer un retour sur
l’histoire des négociations ayant concouru à la mise en place de l’aire protégée. De 1997, date de
création de l’Association Parc Marin La Réunion (APMR), à 2007, date de signature du décret
instaurant la RNM, les alliances et les conflits se cristallisent autour d’acteurs et d’évènements
décisifs. Ces conflits, non résolus pour certains, pour d’autres de manière insatisfaisante,
entretiennent de vieilles rancunes dans la représentation des acteurs et alimentent leurs stratégies et
positionnements actuels. Ainsi sont-ils souvent révélateurs d’une acceptation sociale inaboutie.
Ce chapitre a donc pour vocation de retracer l’historique de la concertation en amont de la
création de la RNM de La Réunion. Inspiré d’un corpus documentaire composé d’articles de presse,
de documents d’archives collectés à la DIREN mais également d’entretiens auprès d’acteurs clé63,
l’approche n’a pourtant pas la prétention d’être exhaustive. Les décisions et jeux d’acteurs ne
peuvent en effet être exposés dans toute leur complexité et leur diversité dans la mesure où l’auteur
63 Trois acteurs clé ont pu être rencontrés. Il s’agit d’Alain Barcelo, directeur de l’APMR de 1997 à fin
2003, d’Anne Lieutaud, chargée du milieu marin à la DIREN de Septembre 1999 à Juin 2005 et d’Emmanuel
Tessier, directeur de l’APMR puis du GIP-RNMR à partir de Février 2006.
131
n’a pas réellement vécu l’ensemble de la période 1997-200764. C’est pourquoi la présentation des
évènements effectuée dans ce chapitre est à nuancer. Elle représente un angle de vue et d’analyse
propre à l’auteur qui, pour certains acteurs ayant effectivement participé et vécu ces évènements,
peut sembler incomplet, simpliste voire erroné. Ce chapitre s’efforce cependant de rester au plus
proche des faits.
La période 1997-2007 a volontairement été scindée en trois. La première phase s’étend de 1997
à 1999 inclus et couvre la période de pré-concertation sous la responsabilité de l’APMR, ayant pour
objectif l’approbation du dossier de prise en considération du projet de RNM par le Conseil National
de la Protection de la Nature (CNPN). La seconde phase débute en 2000 alors que la DIREN
reprend la responsabilité du projet et s’étend jusqu’à fin 2003 au moment de l’achèvement de la
médiation environnementale. La troisième et dernière phase couvre les années 2004 à 2007-2008 et
retrace les longues années de validation du projet de décret jusqu’à sa signature finale. Chacune de
ces périodes est synthétisée par une frise chronologique retraçant les principaux évènements l’ayant
ponctuée. Cette frise propose une mise en parallèle des aspects relatifs à la gouvernance du projet,
des actions et initiatives engagées et des périodes conflictuelles qui en découlent.
1. 1997-1999 : une phase de pré-concertation menée par
l’APMR en vue de l’approbation du projet de RNM
Le 17 juillet 1997, l’Association du Parc Marin de La Réunion (APMR) est officiellement
créée. A compter de cette date et jusqu’à novembre 1999, l’APMR est porteur du projet de création
de la RNM65. Pour constituer le dossier de prise en considération de ce projet, première étape
dans le processus de création de la RNM, elle lance dès 1998 avec la DIREN et la sous-préfecture de
Saint-Paul, quatre groupes de réflexions thématiques permettant une large consultation des
acteurs.
• Un groupe sur l’analyse socio-économique et l’insertion sociale piloté par la sous-préfecture. Avec le
soutien de la Commission Locale d’Insertion de Saint-Paul, cette dernière commande une étude
ciblée sur les possibilités de ré-insertion des pêcheurs à pied et des chasseurs sous-marins
pratiquant des pêches de subsistance (Assouline, 2000) ;
• Un groupe sur l’harmonisation réglementaire, piloté par la DIREN. Ce groupe est chargé de faire
l’inventaire des réglementations existantes applicables à la zone d’étude et de proposer une
amélioration et/ou une modification des règles en vigueur ;
• Un groupe sur l’écosystème et la gestion intégrée des zones côtières, piloté par la DIREN. Dans ce
cadre, un inventaire des connaissances disponibles sur le milieu récifal a été réalisé à partir
duquel une cartographie de la sensibilité des écosystèmes marins a été conçue (ARVAM, 1999) ;
• Un dernier groupe sur l’analyse des techniques de pêche et gestion de la ressource piloté par l’APMR.
Le travail de ce groupe a été l’occasion de rencontrer les pêcheurs à pied, les chasseurs sousmarins,
les pêcheurs embarqués ainsi que les ichtyologues et les administrations en charge de la
gestion de la ressource.
Aux dires d’A. Lieutaud, ces travaux ont représenté « les prémices de la concertation ». Ils
n’abordaient cependant pas la question de la délimitation des réserves sauf pour le groupe sur
l’écosystème et la gestion intégrée des zones côtières dans lequel les enjeux écologiques ont été identifiés
sous forme de zones plus ou moins vulnérables et donc à conserver de manière prioritaire. Cette
étude constitue d’ailleurs la proposition des scientifiques relative au zonage de la future RNM.
Une synthèse des réunions de ces groupes, réalisée par l’APMR, constate « l’accord de tous les
invités, sous des conditions variables, à la réalisation des Réserves Naturelles ». Seuls les membres du
64 L’auteur est présent à La Réunion depuis Juillet 2004
65 Rappelons que le statut de Réserve Naturelle Marine a été retenu après avoir longtemps été discuté
entre scientifiques et institutionnels (Chapitre 2)
132
Collectif des Pêcheurs Traditionnels66 (CPT) affichent une opposition. En témoigne leur abandon de
l’une des réunions en signe de contestation. L’APMR poursuit en disant que « si les membres du CPT
initient une démarche en interne pour que les pêcheurs s’engagent à suivre la réglementation qui sera mise
en place, pour peu qu’elle leur accorde une place, la concertation butte toujours sur la mouvance du CPT. Sa
composition n’est toujours pas connue, ses demandes précises ne sont pas encore formalisées (…) ».
Ce collectif est au coeur des débats qui ponctuent cette phase de pré-concertation. Pour tenter
de résoudre ce conflit, trois initiatives sont lancées durant cette période : une médiation organisée
par la commune de Saint-Paul, la réglementation de la pêche aux capucins et la création d’une
commission pêche. Le retour historique sur ces initiatives permet d’une part d’analyser la stratégie
d’actions du CPT et, d’autre part, de révéler des dysfonctionnements en termes de gouvernance du
projet de création de la RNM, dysfonctionnements qui contribuent à l’ancrage du conflit avec les
pêcheurs à pied.
1.1 La commune de Saint-Paul, médiateur d’un conflit naissant
Avec la création de l’APMR en juillet 1997, l’arrêté préfectoral de 1992 instituant le Parc Marin
devient une réalité. Afin de veiller au respect de la réglementation en vigueur67, neuf écogardes sont
recrutés le 1er avril 1998. Dès juin 1998, une partie de leur mission consiste à patrouiller sur le
littoral pour surveiller les pratiques au sein du Parc Marin.
Ce rôle de surveillance dans le lagon marque le début d’un conflit ancré avec les pêcheurs à
pied. En l’absence d’un système de contrôle effectif, le Parc Marin est, jusqu’alors, considéré par ces
derniers comme inexistant. Malgré l’interdiction de la plupart des pêches à pied dans les lagons, les
pratiques des pêcheurs n’ont aucunement changé, d’autant plus que l’arrêté de 1992 est jugé par ces
derniers comme arbitraire et incohérent, puisque décidé sans aucune concertation.
La création de l’APMR et le début des contrôles font donc rapidement naître des tensions,
notamment à l’occasion des premières interpellations. Il faut dire que l’arrêté de 1992 est mal connu
par les pêcheurs des suites d’un manque de diffusion et de communication. En outre, le rôle des
écogardes est ambivalent puisqu’ils se voient à la fois chargés de la sensibilisation et de la surveillance.
Non assermentés, ils ne disposent de ce fait d’aucun pouvoir de sanction et font donc appel aux
services de police pour sanctionner les infractions. Les pêcheurs les perçoivent donc comme « des
maquereaux » ou comme « les yeux des gendarmes » dixit A. Barcelo, et cette situation peu claire nuit
fortement à l’image de l’APMR.
Le conflit se cristallise autour de l’interpellation de plusieurs pêcheurs en infraction début juin
1998. Après s’être vus dresser des procès-verbaux, confisquer leurs matériels de pêche et leurs
prises, les pêcheurs décident d’organiser un barrage sur la route RN1 de La Saline en signe de
contestation (Annexe M1). Outre la levée des sanctions, leurs principales revendications concernent
la reconnaissance de l’existence d’une pêche traditionnelle pratiquée depuis des deux voire trois
générations et la nécessité de revoir la réglementation pour autoriser sa pratique. Souffrant d’un
manque de légitimité, les pêcheurs décident de se structurer sous la forme d’un Collectif de Pêcheurs
Traditionnels (CPT). Créé début juillet 1998, ce CPT se veut un organe représentatif de l’ensemble
des pêcheurs à pied des communes de Saint-Paul et Trois-Bassins dont l’objectif est d’obtenir un
statut officiellement reconnu pour ces derniers et de lancer une révision de l’arrêté de 1992 en
concertation avec l’ensemble des acteurs (Annexe M2). Mené par Mélanie Ringuin, le CPT fédère
66 Ce collectif est entièrement composé de pêcheurs à pied. Pour défendre leur activité, ceux-ci se sont fait
appelés pêcheurs traditionnels. La plupart revendiquent en effet l’aspect traditionnel de la pêche à pied
réunionnaise. C’est pourquoi les expressions « pêcheur à pied » et « pêcheur traditionnel » sont souvent
assimilée dans ce chapitre.
67 Les limites géographiques du Parc Marin s’étendent du Cap La Houssaye à la Pointe de Boucan Canot,
entre le Port de Saint-Gilles les Bains et la commune de Trois-Bassins jusqu’à l’isobathe 50m. En outre, les
récifs coralliens de Saint-Leu, Saint-Pierre et Petite Ile sont également en réserve de la laisse de haute mer au
front récifal. L’arrêté de 1992 interdit toute activité de pêche professionnelle ou de plaisance dans ces réserves
à l’exception de la pêche à pied à la ligne (sauf sur les barrières récifales). La pêche aux capucins nains peut faire
également l’objet d’une autorisation ponctuelle des Affaires Maritimes, uniquement pour les pêcheurs
professionnels.
133
trois associations de pêcheurs à pied déjà existantes : « Pêches et Traditions » menée par H. Sault et
existant depuis 1991, l’ « Association de sauvegarde de la Pêche Traditionnelle » menée par G.
Mamosa, l’ « Association des P’ti pêcheurs amateurs » menée par J-L Berfeuil. Ces deux dernières
associations ont été créées à l’occasion de l’apparition de ces conflits, dans le but de fédérer la parole
des pêcheurs. Dans le sud de l’île, il existe également trois associations. Il s’agit de l’association des
« Petits pêcheurs amateurs de Saint-Pierre » menée par J-Y Aloyau, des « Pêcheurs Golet » et des
« Pêcheurs artisans de La Réunion » menée par J-L Collongues. Enfin, une association est présente au
Port. Il s’agit de « Mer et liberté ». Parmi ces associations, seules celles d’H. Sault et de J-L
Collongues sont membres adhérents de l’APMR.
Face à l’émergence de ce conflit, deux initiatives visant à construire un dialogue avec les pêcheurs
à pied se mettent en place.
Dans un premier temps, E. Gence, Président de l’association Action Ouest et administrateur de
l’APMR dans le collège des adhérents, et M. Ringuin entament un premier travail de terrain auprès de
l’ensemble des pêcheurs concernés par le projet de RNM. Ce travail de proximité vise à recueillir les
revendications des dits pêcheurs dans le but de rédiger un document formel présentant une
proposition de zonage, une réglementation de la pêche et du cheminement dans le lagon. Malgré un
climat particulièrement tendu, E. Gence et M. Ringuin réussissent à organiser des rencontres entre
les pêcheurs et les associations de protection de l’environnement (Vie Océane, SREPEN et Ecologie
Réunion). Ces réunions témoignent d’une convergence de volontés à résoudre le conflit à travers le
dialogue. E. Gence et M Ringuin parviennent ainsi à présenter un document signé de tous les
pêcheurs, en accord avec les principes du colloque « Protection des lagons » de 1991 (cf. Chapitre
2). En outre, la Coordination des associations de pêcheurs traditionnels est-elle crée en tant
qu’organe fédérant et représentant les intérêts de toutes les associations existantes. E. Gence en est
le secrétaire et devient par ce biais le porte-parole des pêcheurs, à l’interface avec les décideurs.
En parallèle, la commune de Saint-Paul tente de se positionner en tant que médiateur. Le maire,
Joseph Sinimalé, organise une série de réunions pour entamer un dialogue, jusqu’ici inexistant, avec
les pêcheurs. Un courrier de ce dernier, daté du 21 août 1998, fait état des conclusions de ces
réunions, qu’il défend auprès du préfet :
• Nécessité de faire un inventaire hiérarchisé des causes de dégradation du milieu ;
• Revoir la réglementation de la pêche traditionnelle en concertation ;
• Mettre en place, en attendant cette révision, des « jachères de coraux » afin de protéger
certaines zones de toutes formes de fréquentation ;
• Elaborer des mesures d’insertion sociale pour les pêcheurs traditionnels ;
• Reconnaître officiellement le statut de pêcheur traditionnel par le biais, notamment, de leur
représentation de droit au sein de l’APMR.
A la suite de ces réunions et devant une situation qui reste tendue, le maire met en place un
comité de travail pour poursuivre les rencontres, auquel l’ensemble des membres du CA de l’APMR
assiste à l’exception des services de l’Etat.
Cette initiative opère une première scission au sein de l’équipe chargée de la
gouvernance du projet, scission qui voit s’opposer collectivités territoriales et organismes d’Etat
(Préfecture, DIREN). Jusqu’alors, ces derniers envisageaient la pêche dans les lagons uniquement
comme un acte de braconnage. Les pêcheurs à pied n’avaient donc aucune légitimité à être intégrés
aux discussions concernant le projet de Réserve, leurs pratiques étant inévitablement vouées à
disparaître. Les quelques tentatives de négociations entamées par le sous-préfet de Saint-Paul lors du
barrage de route, sont d’ailleurs restées vaines. A l’inverse, les mandats électoraux des collectivités
territoriales incitent les représentants à préserver la paix sociale et à conduire une politique de
proximité auprès de ses administrés. Ces différences de perspectives, couplées aux divergences
politiques au sein même de l’équipe de gouvernance du projet (CA de l’APMR) renforcent cette
scission. Les élections régionales de mars 1998 font, en effet, basculer le Conseil Régional de droite à
gauche (Parti Communiste Réunionnais), entraînant notamment la destitution de G. Cassirame du
134
poste de président de l’APMR et son remplacement par P. Berne. L’opposition à la tête de
l’association vient donc renforcer les problèmes de gouvernance du projet, notamment pour le maire
de Saint-Paul, d’appartenance RPR.
Selon A. Barcelo, le conflit entre les collectivités territoriales et l’Etat existe depuis le début du
projet et porte également sur des considérations financières :
« Il y a toujours eu une opposition sur le projet entre les collectivités territoriales et l’Etat. La DIREN était
perçue comme la structure qui donne des ordres mais qui ne met pas un centime. Sur l’accord initial de
création de l’APMR, les collectivités (Région 50%, Département 25% et les 7 communes 25%, au prorata de
l’importance du linéaire côtier) devaient prendre en charge le fonctionnement (environ 500 000€) et l’Etat
devait prendre en charge l’investissement (environ 400 000€). Durant la première année, ça fonctionne.
Mais au cours de la seconde année, l’Etat se retire car il considère qu’il ne devait prendre en charge que
l’investissement initial durant la première année. Donc la deuxième année l’APMR n’avait aucun fond pour
l’investissement et ça a été mal vécu par les collectivités territoriales. »
Malgré l’officialisation d’un dialogue autour du projet avec les pêcheurs, la structuration d’un
collectif les représentant, la formalisation de leurs revendications et le soutien du maire de Saint-Paul,
le conflit avec les pêcheurs à pied est loin d’être résolu. Le départ du préfet R. Pommies le 15 juillet
1998 et son remplacement tardif par J. Daubigny le 5 Août 1998, ralentit d’autant plus le processus
de gestion de crise. Cependant, au cours de l’assemblée générale extraordinaire de l’APMR datant du
23 juin 1999, il est fait acte de la création du collège des pêcheurs non professionnels en tant que
membre de droit et non plus simplement en tant que membre adhérent. Par ce biais, les
représentants des pêcheurs à pied obtiennent deux voix délibératives en Assemblée Générale (AG),
et une au Conseil d’Administration (CA). Un courrier du 13 Novembre 1999, signé des différentes
associations à l’exception de celle de G. Berfeuil, et à destination de l’APMR, présente les résultats de
l’élection de ces représentants (Annexe M3). J-Y. Aloyau, représentant de l’Association des Petits
pêcheurs de Saint-Pierre, siègera à l’AG avec la représentante du CPT, M. Ringuin, tandis que cette
dernière siègera également au CA. Ce changement de statut est une première victoire pour les
pêcheurs à pied qui y voient une reconnaissance de la légitimité de leur activité. E. Gence,
siège, de son côté, au CA en tant que représentant des membres adhérents, ce qui revient
officieusement pour les pêcheurs à pied à détenir deux voix délibératives au CA.
1.2 Réglementation de la pêche aux capucins nains : Emergence
d’un conflit interne aux pêcheurs à pied
Pour répondre aux revendications des pêcheurs à pied, l’APMR entame des négociations pour
réviser l’arrêté de 1992 et permettre une pratique encadrée de la pêche aux capucins nains. Cette
pêche représente en effet l’archétype de la pêche traditionnelle réunionnaise. Pratiquée en équipe,
elle s’effectue sur des fonds majoritairement sableux et consiste à emprisonner les poissons en
refermant une senne de plage.
Ces négociations se font tout d’abord avec la Coordination des associations des pêcheurs
traditionnels, menée par E. Gence. Rapidement, des différences de points de vue au sein même de
cette instance, se font sentir. A. Barcelo témoigne :
« Les négociations ont été menées avec E. Gence, en présence des pêcheurs, en tant que représentant de
la Coordination, mais en vain. E. Gence ne voulait pas aboutir. Plusieurs fois nous étions prêts à trouver une
solution, mais il trouvait toujours un argument pour repousser l’accord. »
S’opère alors une scission au sein des associations de pêcheurs. En novembre 1998, J-L
Berfeuil décide de quitter la Coordination afin de parvenir à trouver une issue au problème. L’APMR,
via A. Barcelo, entame alors une négociation en direct avec J-L Berfeuil, sans que la Coordination ne
soit au courant. En dehors de la réglementation, ce dernier est chargé d’évaluer le nombre de
pêcheurs potentiels. En un mois, les deux hommes arrivent à tomber d’accord sur une
135
réglementation qui satisfasse les deux côtés (Annexes M4) et l’arrêté préfectoral est signé le 22
janvier 1999. Il vient remplacer l’arrêté de 1992 et autorise, à titre expérimental et pour la seule
année 1999, la pêche aux capucins aux détenteurs d’une autorisation délivrée sous la forme d’une
carte par la préfecture. La réglementation fixe les dates de pêche aux périodes de lune montante à
savoir, du 14 février au 2 mars, du 15 mars au 1er avril et du 14 au 30 avril. La pratique doit se faire
entre 5H et 9H du matin, dans certaines zones définies68. La vente du produit de la pêche est
strictement interdite et les prises sont limitées à 3 kilos par personne et par jour.
La question de la réglementation de la pêche aux capucins divise donc les pêcheurs à pied entre
eux. Ce conflit atteint son paroxysme lors de la délivrance des autorisations de pêche. L’arrêté
précise que le dépôt des demandes doit être effectué aux Affaires Maritimes entre le 25 et le 29
janvier 1999 de 8H à 16H. Il est ajouté que « toute demande déposée ou reçue dans d’autres conditions
ne sera pas prise en compte ». Cependant, un courrier signé d’E. Gence au nom d’Action Ouest et de
M. Ringuin secrétaire du CPT, datant du 1er février 1999 et adressé au préfet, relate les irrégularités
constatées lors du dépôt des demandes.
Tout d’abord, il semble que l’alliance entre A. Barcelo et J-L Berfeuil des suites de la rédaction de
l’arrêté ait été atteinte à condition que ce dernier soit prioritaire pour déposer les demandes des
pêcheurs de son association. En témoigne cet extrait du courrier sus-cité :
« Dès le vendredi 22 janvier 1999 et jusqu’au dimanche 24 janvier, 400 fiches numérotées de demande
d’autorisations ont été distribuées par le Parc Marin à une unique association de pêcheurs qui semble avoir
fait remplir à grande vitesse et pour certains quartiers, sans expliquer précisément le contenu exact de
l’arrêté préfectoral notamment concernant le problème des dimensions des mailles et des dates d’autorisation
de pêche. Ainsi nous nous interrogeons sur l’objectif réel de cette action et la célérité avec laquelle elle a été
menée. »
En outre, les auteurs de ce courrier constatent qu’A. Barcelo et J-L Berfeuil ont déposé 384
demandes d’autorisation hors des délais prévus, à savoir le 25 janvier au-delà de 16H. Ils accusent
d’ailleurs le sous-préfet de Saint-Paul de l’époque, Mme Gras, de cautionner et soutenir ces
agissements. De son côté, la Coordination a pu déposer 9 demandes.
Se sentant trahis, cet évènement renforce la cassure au sein des pêcheurs à pied. Les
représentants du CPT opèrent alors un travail de sape, visant à décrédibiliser J-L Berfeuil et G.
Mamosa afin de rééquilibrer leur popularité. Et A. Barcelo de conclure :
« C’est malheureux car en un mois, on est arrivé à se mettre d’accord sur la pêche aux capucins avec J-L
Berfeuil donc on aurait pu arriver à trouver un terrain d’entente sur la réserve avec lui. E. Gence a été
important pour les pêcheurs car il leur a permis de se faire entendre mais il a tout bloqué. »
La réglementation de la pêche aux capucins et la révision de l’arrêté de 1992 aurait dû marquer
une seconde victoire pour les pêcheurs puisque cela figurait dans la liste de leurs revendications
initiales. Cette initiative est cependant dévalorisée par ce conflit interne aux associations de pêcheurs
traditionnels qui voient leur légitimité diminuer mais également par l’apparition d’une nouvelle faille
dans la gouvernance du projet de protection du milieu.
L’adhésion des pêcheurs à cette nouvelle réglementation et, par extension, l’acceptation du
projet de réserve étaient logiquement conditionnées par l’intégrité du dispositif de contrôle et de
surveillance allant de paire. Le respect des règles par chaque pêcheur reposait en effet sur l’assurance
que les infractions seraient sanctionnées. Cette première réglementation jouait donc le rôle de test
et préfigurait la gouvernance de la future RNM. Un courrier du président de l’APMR, P. Berne, datant
du 24 Février 1999 et adressé au Préfet, suivi d’un autre signé du Président de Région, P. Vergès
68 A Saint-Gilles, la pêche est autorisée du lieu de location de pédalo à l’Hermitage, jusqu’à la Ravine Sèche.
Pour Saint-Leu, entre la Pointe des Châteaux et la ferme corail, puis du port jusqu’à l’embouchure de la ravine
du Cap. A Saint-Pierre, entre la gendarmerie et le bâtiment DSQ de Terre Sainte et au niveau de la plage de
Grand-Bois. A l’Etang, Salé, dans le Bassin Pirogue. (Annexes M5)
136
datant du 8 Avril 1999, font cependant état d’une profonde défaillance dans le système de
surveillance :
« L’expérience d’ouverture de la pêche aux capucins nains constitue le premier test de responsabilisation
de la population de pêcheurs pour la gestion participative de l’écosystème récifal. (…)La réussite de ce test
dépend aujourd’hui de la capacité des forces de l’ordre à faire cesser les nombreux dérapages pratiqués par
certains pêcheurs. (…) D’ores et déjà, les tensions montent entre ceux qui respectent la réglementation et les
autres et il est probable que l’on débouche rapidement sur une situation plus tendue qu’elle n’était avant
l’expérimentation. Nous avons toujours réclamé que les contrôles soient plus nombreux, la grande majorité
des pêcheurs le souhaitent également, il en va désormais de la réussite de l’expérimentation. (…) A ce jour, à
raison de trois équipes d’écogardes marins présentes chaque jour sur le terrain, soit 125 heures effectives,
aucun contact physique ou visuel n’a été enregistré avec les forces de l’ordre. »
Ainsi le peu de sanctions des contrevenants a-t-il décrédibilisé l’ensemble de la démarche de
concertation ainsi que le système de gouvernance du projet RNM.
1.3 Une « Commission Pêche » pour renouer le dialogue avec les
pêcheurs à pied
Sous la pression de l’ensemble des pêcheurs à pied, une « Commission Pêche » est mise en
place par l’APMR en juillet 1999, en parallèle des quatre groupes thématiques créés pour la
constitution du dossier de Réserve Naturelle. Cette Commission a pour ambition de jouer le rôle
d’une instance de concertation permettant une réflexion commune entre les pêcheurs et l’APMR afin
qu’une solution durable soit trouvée. Les services de l’Etat restent cependant responsables des
décisions finales, la commission pêche n’étant qu’un lieu de dialogue et de concertation. Cinq
réunions sont organisées entre juillet et septembre 1999, l’ensemble étant sanctionné par le CA de
l’APMR du 16 novembre.
La première réunion, présidée par E. Gence alors que P. Berne est absent, est l’occasion de
présenter aux pêcheurs la cartographie de la sensibilité du milieu réalisée par l’ARVAM dans le cadre
des quatre groupes thématiques. Ce travail est restitué au titre de la proposition de zonage faite par
les scientifiques. Il propose une hiérarchie des zones récifales selon leur sensibilité sur la base de
critères strictement écologiques. Cette restitution permet d’inciter les différentes associations de
pêcheurs traditionnels à proposer également leur zonage et leurs réglementations pour la réunion
suivante. Aux dires des comptes-rendus de réunions, cette cartographie est également prétexte à
débat. Ainsi cette première réunion se conclut-elle âprement puisqu’une vive altercation faite de
propos violents et de menaces surgit entre pêcheurs à pied d’un côté et scientifiques et associations
de protection de la nature de l’autre. A tel point que ces derniers refusent d’assister à la réunion
suivante, le 7 août 1999. Cette seconde réunion est pourtant l’occasion de présenter les zonages et
la réglementation proposés par les associations des Petits Pêcheurs de Saint-Pierre et des P’tis Pêcheurs
Amateurs (J-L Berfeuil). Celles du CPT sont l’objet d’un courrier ultérieur (25 septembre 1999),
faisant suite à deux réunions de terrains. Ainsi, le 8 septembre 1999, les membres de la commission
pêche sont-ils reçus chez H. Sault à La Saline pour une présentation des techniques et instruments de
pêche. Il en est de même le 15 septembre à Saint-Pierre. Une dernière réunion a lieu finalement le 25
septembre dans le but de faire le bilan des différentes propositions émanant des pêcheurs à pied.
Alors qu’il était prévu que l’APMR soit chargée de faire une synthèse de toutes ces propositions,
il est décidé, durant le CA du 16 Novembre, d’envoyer l’ensemble de ces propositions tel quel aux
services de l’Etat afin de ne pas faire d’erreur de synthèse et de conserver, pour l’APMR, son rôle de
concertation (Annexe M6).
La Commission Pêche permet donc de renouer le dialogue entre l’APMR et les pêcheurs
à pied. Ces derniers s’engagent volontairement dans la démarche et réaffirment, malgré les tensions,
137
leur soutien au projet de Réserve Naturelle dès lors qu’il est le fruit d’une concertation avec tous les
acteurs. Pourtant, les divergences d’intérêt entre associations et la scission du CPT jouent en la
défaveur des pêcheurs dont les propositions de zonage et de réglementations sont multiples et
difficilement conciliables. En plus de ce manque de lisibilité, les progrès en matière de concertation se
voient rapidement anéantis par un changement majeur dans la gouvernance du projet. Le mois de
novembre 1999 marque en effet la fin du mandat de l’APMR en tant que porteur de projet. La
DIREN, jusque là en soutien, reprend les rennes et créé un poste de « chargé du milieu marin » afin
qu’un agent soit dédié en totalité au projet69. Selon A. Barcelo, des dysfonctionnements auraient
toujours existé entre l’APMR et la DIREN, résultant une fois encore d’une querelle administrative :
« Etant financé à plus de 50% par la Région, l’APMR était perçue comme une émanation de la Région.
Les deux organismes [DIREN et APMR] n’étaient donc pas en phase et n’avaient pas la même manière de
voir les choses »
Avec ce nouveau statut, la DIREN et notamment A. Lieutaud, chargée du milieu marin, s’attache
à rédiger le dossier de prise en considération du projet. L’analyse des propositions émises par les
pêcheurs est repoussée à plus tard, l’idée étant qu’une nouvelle phase de concertation serait de
toute façon entamée dès l’acceptation du projet auprès de la CNPN. En attente d’un retour sur les
zonages et réglementations proposés, les associations de pêcheurs traditionnels se sentent bafouées.
En témoigne l’extrait d’un courrier émanant de la Coordination de ces associations, datant du 15
mars 2005, adressé au Préfet et récapitulant les étapes de la concertation (Annexe M7) :
« Pourquoi n’y a-t-il pas eu d’échanges, débats, synthèse, sur les propositions des uns et des autres, pour
ainsi aboutir à une seule proposition de l’APMR qui aurait été faite à l’Etat ? C’est pourtant ce que le Préfet
de La Réunion attendait ainsi qu’il nous l’avait affirmé dans un courrier. Qu’en est-il des propositions que nous
avions formulées ? »
Malgré ces revendications et ces dysfonctionnements certains, le dossier de prise en
considération est accepté par la CNPN en juin 2000. Cette dernière émet cependant deux
réserves :
• Le projet de décret doit proposer des délimitations de zonages d’activités et des
réglementations ;
• Les problèmes de rejet dans les lagons doivent être résolus en particulier les problèmes
d’assainissement.
La première d’entre elles témoigne de l’absence de propositions de zonages, pourtant largement
discutés avec les pêcheurs, dans le dossier final. Y figure cependant, comme en témoigne A. Lieutaud,
celui porté par les scientifiques, issu de l’analyse de sensibilité du milieu.
« Dans le dossier, il y avait un zonage de la sensibilité écologique, fondé sur les travaux scientifiques et
présenté comme pouvant servir de base à un zonage des activités et de la réglementation. Mais entre le
zonage de la sensibilité et le zonage de la réglementation il y a un monde, qui est celui de la réalité. Le
problème c’est que la carte du zonage des sensibilités a été perçue comme la carte du zonage de la réserve
ce qui n’était pas le cas. »
69 Il convient de rappeler que le parc marin était le projet pilote de La Réunion au sein du Programme
Régional Environnement de la Commission de l’Océan Indien (PRE-COI). Jusqu’en 1999, les représentants de
La Réunion au sein du PRE-COI sont les agents de l’Etat, à savoir la DIREN, ainsi que des représentants de
l’environnement au Conseil Général et au Conseil Régional, tous regroupés au sein de la Cellule LOcale
Environnement (CLOE). Cette cellule était chargée de coordonner les actions environnementales de la Région,
du Département et de l’Etat. Ainsi, la place régalienne de l’Etat dans les décisions en matière d’environnement
était-elle atténuée. Avec la disparition de la CLOE en 1999, la DIREN s’est retrouvée l’unique représentant et
décisionnaire en matière environnementale.
138
Ainsi cet évènement décrédibilise-t-il d’autant plus la DIREN et renforce-t-il la méfiance voire
l’opposition ferme des pêcheurs à pied au projet de Réserve Naturelle.
L’approbation par la CNPN clôt cependant la première phase de l’histoire de la concertation de
la RNM. Cette période voit naître l’opposition des pêcheurs à pied au projet de RNM, laquelle
s’ancre au gré des erreurs de gouvernance. Ainsi les différentes initiatives prises pour tenter de
résoudre ce conflit majeur jouent-elles finalement en la défaveur de l’acceptation sociale de la RNM
par les pêcheurs à pied. Le retour historique sur ces initiatives a cependant montré combien les
stratégies de ces derniers divergeaient au fil du temps. Certains parviennent à trouver des terrains
d’entente avec l’APMR. D’autres restent dans l’opposition. Il n’est pas question ici de juger le
positionnement respectif de ces associations mais plutôt d’insister sur le rôle fondamental des
stratégies individuelles des représentants de ces pêcheurs. Ces leaders fédèrent des groupes de
pêcheurs, groupes qui diffèrent entre eux selon leurs opinions et leurs représentations. Cette
hétérogénéité sera d’ailleurs confirmée par les résultats d’enquêtes et justifiera de procéder à une
typologie à l’intérieur même de cette catégorie d’usagers.
La Figure 4-1 donne un aperçu d’ensemble des évènements ayant rythmé cette première période.
Figure 4-1 : Frise chronologique de la période de pré-concertation en amont de la RNM
(1997-2000)
2. 2000-2003 : La DIREN au coeur de la concertation pour
l’élaboration du décret de RNM
Comme dans toutes les procédures de mise en place de Réserve Naturelle Nationale, la
signature du décret de création doit être obligatoirement précédée d’une procédure locale conduite
par le préfet de département et comprenant une enquête publique ou son équivalent et des
consultations locales. Cette phase de concertation s’étend, pour le cas de La Réunion, de 2000 à
2003 et est menée par la DIREN, appuyée de différents partenaires locaux. La stratégie suivie est
bien construite et tend à apaiser les conflits et à éveiller de l’espoir chez les plus récalcitrants.
Pourtant, le problème de la réglementation de la pêche aux capucins est loin d’être réglé et noircit,
chaque année, les relations entre acteurs au sein du projet RNM.
139
2.1 Une médiation environnementale au service du projet de
RNM
A partir du début de l’année 2000 et jusqu’à octobre 2001, la DIREN élabore conjointement avec
l’APMR, le préfet et la Région une stratégie de concertation. Cela a tout d’abord consisté à faire
l’inventaire de toutes les informations cartographiques déjà disponibles, à les compléter et à les
valoriser afin de construire les premiers scénarii de zonage, ceux-ci devant servir de supports aux
discussions lors de l’ouverture officielle de la concertation. Les associations de protection de la
nature comme la SREPEN et Vie Océane proposent ainsi, respectivement en février et mai 2000, un
zonage et différentes réglementations basés sur des références scientifiques précises tandis que la
DIREN et l’APMR recueillent également les propositions des pêcheurs professionnels et des clubs de
plongée durant le mois de juin 2000.
Cette phase de préparation est aussi l’occasion de mettre en place tout le système de
validation administrative et formelle de la future concertation avec les élus et les mairies
concernés. Ainsi un comité de suivi est-il créé au titre de l’instance politique et technique chargée du
suivi rapproché du projet. Il regroupe trois services d’Etat (Sous-préfecture de Saint-Paul, DIREN et
Affaires Maritimes), tous les élus de la zone d’emprise du projet, l’APMR et un expert du laboratoire
d’Ecologie Marine. Cet échelon politique est chargé de valider les résultats de la médiation afin de
constituer « un clapet anti-retour » (dixit A. Lieutaud) empêchant les élus de revenir sur leurs
engagements. Ce comité de suivi est aussi l’occasion de recueillir les opinions des élus qui, dans leur
majorité, sont favorables au projet de RNM même si le problème posé par les pêcheurs à pied
nuance souvent leurs engagements. Au dessus de ce comité siège un comité de pilotage, sous l’égide
du Préfet, en tant qu’instance décisionnelle représentant l’ensemble de la société civile : tous les élus
de la zone d’emprise, les services de l’Etat, les organismes scientifiques, les associations agréées de
l’environnement, les usagers et les acteurs économiques de la mer et du littoral. Le rôle de ce comité
de pilotage est de valider formellement les grandes avancées du projet et d’officialiser les oppositions
via des comptes-rendus publics.
Afin de se déposséder de sa position hiérarchique déjà conflictuelle et de parvenir à mettre tous
les acteurs autour de la table, la DIREN décide de lancer une médiation environnementale. La
méthode s’inspire de celle développée par M. Ridgley et C. Lumpkin privilégiant l’expression
systématique des besoins, des enjeux et des controverses de tous (Ridgley et Lumpkin, 2000).
L’objectif était que tous s’approprient les enjeux de chacun. Cette démarche a tout de même
nécessité une adaptation au contexte français. Selon A. Lieutaud, le fait qu’elle ait été conçue dans un
système anglo-saxon posait problème :
« Là-bas, les individus savent qu’ils ont le droit à la parole et qu’ils peuvent s’exprimer. En France, on n’a
pas cette habitude. Du coup, quand on donne la parole aux gens, ils commencent par se positionner en tant
que rebelle, opposé à toute innovation. Ce positionnement résulte du système top-down, inscrit dans la
tradition de gouvernance à la française. »
Après avoir affiné la méthode, la DIREN lance un appel à projet pour recruter l’organisme en
charge de mener la médiation. L’Agence Réunionnaise d’Education Populaire (AREP) est
retenue et entame les réunions en novembre 2001. Sa mission est d’accompagner la DIREN pour
faire émerger un ou des consensus entre les différents usagers directs ou indirects du milieu sur un
zonage des usages et des niveaux de protection du milieu marin, dans la perspective de la mise en
place d’une réserve naturelle marine et dans les limites du cadre fixé par la DIREN.
Une première phase de diagnostic permet à l’AREP, en concertation avec la DIREN, de définir le
protocole de terrain. Chaque catégorie d’usagers représente un groupe de concertation à part
entière, à l’exception des pêcheurs à pied parmi lesquels plusieurs groupes sont identifiés afin de
toucher le maximum d’individus et de sensibilités. Dix groupes sont ainsi constitués :
140
• 4 groupes de pêcheurs à pied (1 à la Saline, 1 à Saint-Leu, 1 à Saint-Pierre et 1 regroupant les
représentants d’associations) ;
• 1 groupe de pêcheurs professionnels regroupés au Comité des Pêches (CRPMEM) ;
• 1 groupe de chasseurs sous-marins ;
• 1 groupe de représentants d’associations de sport et activités nautiques ;
• 1 groupe de représentants des clubs de plongée ;
• 1 groupe d’hôteliers ;
• 1 groupe de représentants d’associations de protection de la nature.
Les élus et les scientifiques sont consultés par la DIREN à travers les comités de suivi et de
pilotage.
Chacun des groupes est rencontré successivement deux fois. La première réunion est basée sur
l’écoute. Les animateurs n’interviennent pas mais prennent notes des préoccupations, problèmes,
craintes, espoirs et colères des personnes présentes. L’objectif est de « faire baisser la tension en
permettant l’expression de la charge affective et agressive accumulée par ces personnes afin de permettre un
climat moins affectif et plus rationnel lors des rencontres suivantes » (AREP, 2002, p.4). Durant la seconde
réunion, les animateurs de l’AREP restituent les notes prises lors de la première réunion afin de les
valider et de construire des propositions et un discours à propos du projet de RNM. Il s’agit
également d’obtenir l’accord des participants pour envoyer le document de propositions à la DIREN.
En contre partie, les participants reçoivent un document identique présentant le discours de la
DIREN.
L’ensemble de cette démarche est accueillie favorablement par les différents groupes
d’usagers. L’idée des groupes de paroles desquels étaient volontairement exclus la DIREN et l’APMR
a permis de crever certains abcès existants mais également d’en révéler : « on s’est rendu compte, et
nous l’ignorions complètement, que les hôteliers et les clubs de pongée étaient remontés contre le projet de
réserve » (A. Lieutaud). Face à une situation bien plus polémique que prévue, la DIREN et l’AREP
décident d’organiser une troisième série de réunions bilatérales, auxquelles la DIREN serait présente,
afin d’engager une véritable négociation. La carte de sensibilité du lagon réalisée par l’ARVAM servait
de support aux discussions et figurait les zones à enjeux écologiques majeurs. Chaque groupe
d’usagers était chargé d’y positionner ses zones d’usages puis de définir l’emplacement de potentielles
zones sanctuaires. Ces propositions étaient donc faites en parallèle dans chaque groupe et rendaient
les synthèses délicates. C’est pourquoi, dans les zones les plus conflictuelles, la DIREN présentait
également les propositions des autres groupes d’usagers pour parvenir à un consensus et avancer de
manière transparente.
En décembre 2002, l’AREP présente sa synthèse finale dans laquelle elle compile les
revendications et propositions de chaque groupe consulté. Il semble que les réunions aient finalement
abouti à un quasi consensus concernant la réglementation des techniques de pêche et les
scénarii de zonage. Seules les négociations avec le groupe des pêcheurs de Saint-Pierre semblent
s’être soldées par un échec. En plus d’une agressivité particulièrement forte de la part de ces
pêcheurs, liée à l’arrestation récente de membres du groupe, le départ d’A-F Didier en novembre
2002, directrice régionale de l’environnement de l’époque, laisse A. Lieutaud seule à assister à ces
réunions, obligeant les membres de l’AREP à sortir de leur rôle neutre de médiateur pour tenter de
rétablir le calme et l’équilibre. A cela s’ajoute un turn-over important parmi les participants aux
réunions, forçant les membres de l’AREP à recadrer et redéfinir les objectifs à chaque rencontre.
Le groupe des représentants des associations de pêcheurs demeure également extrêmement
sceptique quant au projet et à la concertation menée. Dans une lettre au sous-préfet de Saint-Paul
datant du 7 juillet 2003 (Annexe M8), la Coordination des associations de pêcheurs traditionnels
affirme son profond désaccord avec le déroulement de la médiation et déplore que les propositions
des pêcheurs datant de 1999 puis de 2002, ne figurent pas dans les documents présentés lors du
premier comité de suivi, le 5 mai 2003. Ils regrettent ainsi que les autres membres du comité ne
puissent être informés de leurs propositions et estiment que la concertation est un échec.
141
Chose peu commune, l’association Vie Océane soutient le point de vue de la Coordination et
condamne elle aussi le déroulement de la concertation dans un courrier du 6 janvier 2003 adressé à
la DIREN (Annexe M9). L’association regrette également de ne pas disposer des informations sur les
propositions ou les demandes formulées par les autres groupes consultés afin d’être en mesure
d’élaborer des propositions concrètes en fonction.
Pour autant, l’AREP conclue qu’après un an de médiation, « les oppositions qui persistent relèvent
davantage de stratégies de pouvoir et/ou d’opposition systématique à l’administration, que d’un réel sentiment
de frustration par rapport à une situation socio-économique. (…) Il nous semble que la balle est dans le
camp du comité de pilotage, qui devrait choisir parmi tous les scénarios, ceux qui semblent les plus aptes à
protéger d’une part les lagons er les formations récifales et d’autre part les intérêts des usagers (notamment
les pêcheurs), la culture et les traditions réunionnaises » (AREP, 2002).
2.2 Le projet d’insertion des pêcheurs à pied : une initiative
prometteuse soumise aux dysfonctionnements de gouvernance
En parallèle de la médiation menée par l’AREP, la DIREN s’engage à financer les études
complémentaires émanant d’une demande des usagers. Devant les tensions avec certains membres
d’associations de pêcheurs à pied, c’est ainsi qu’elle soutient le projet de réinsertion professionnelle
des pêcheurs. Ainsi, à la suite de l’étude sociologique commandée par le maire de Saint-Paul en 2000
(Assouline, 2000), la nécessité de faciliter et d’encourager la réinsertion des pêcheurs émerge-telle
au titre d’une compensation économique en contrepartie des restrictions de pêche engendrées
par la future création de la RNM. Différents projets avaient déjà été suggérés parmi lesquels la
construction d’un musée de la pêche, la reconstitution d’un village de pêcheur, l’entretien d’un
sentier pêcheur entre le quartier de Barrage et le front de mer, etc. Ce besoin réapparait rapidement
au cours de la médiation et s’impose comme projet à soutenir de manière prioritaire.
Financée par le Fond Européen de Développement Régional (FEDER) et l’Agence d’Insertion de
La Réunion (ADI), le projet d’insertion des pêcheurs à pied est porté pas la Mission Intercommunale
de l’Ouest (MIO) en partenariat avec la DIREN et l’AREP. Il démarre fin 2002 et s’achève en mai
2004.
L’essentiel du travail consiste à encadrer le montage de projets individuels ou collectifs, à
sélectionner les plus réalisables et à démarcher les potentiels financeurs. Les projets pouvaient
porter sur n’importe quel domaine d’activité, sans être nécessairement circonscrits au milieu marin.
L’affluence des demandes témoigne de l’intérêt des pêcheurs et de l’importance de la démarche. Elles
émanent principalement de Saint-Pierre, Saint-Leu et l’Hermitage. Parmi les quelques 300
propositions formulées, une centaine est sélectionnée pour tenter d’être concrétisée. Au final, près
de 70 personnes vont être accompagnées dans un projet individuel, plus de 30 dans un projet
collectif.
Le comité de pilotage du 16 juin 2004 est l’occasion de faire le bilan de cette opération,
largement relayée dans la presse. Au titre des plus belles réussites sont citées :
• L’embauche de trois pêcheurs par la mairie de Saint-Leu pour remettre en service les salines de
la Pointe au Sel et animer l’éco-musée ;
• La création de l’association « Les jardiniers du lagon » dans laquelle 4 anciens pêcheurs sont
chargés de l’entretien du lagon, d’opérations de bouturage de corail et de sensibilisation du grand
public ;
• La concession d’un terrain en bord de mer par la mairie de Saint-Pierre pour des pêcheurs
gaulette de Grand Bois en vue de la réalisation d’une piste de VTT ;
• La concession d’un terrain sur la commune de Saint-Paul pour quatre pêcheurs afin d’y implanter
une pépinière de plantes endémiques ;
• Un projet de démoustication biologique porté par un pêcheur ;
• Un projet de création d’un établissement conchylicole porté par deux autres pêcheurs ;
142
• Un projet de partenariat avec ou à travers une Société d’Economie Mixte (SEM) pour le
nettoyage des plages.
Cette initiative est accueillie, à juste titre, avec beaucoup d’espoir parmi la population des
pêcheurs à pied. Malgré l’engouement qu’elle suscite, sa réussite souffre pourtant à nouveau de
dysfonctionnements en termes de gouvernance. Pour l’illustrer, nous nous attarderons sur
l’histoire de deux de ces projets.
Concernant le projet d’implantation d’une pépinière de plantes endémiques, un terrain de deux
hectares a été mis à disposition par les Sucreries de Bourbon à quatre pêcheurs de l’association des
petits pêcheurs amateurs de Saint-Gilles. J-L Berfeuil était le porteur de projet et s’est largement
investi dans le montage du dossier. Malgré des débuts prometteurs, ce projet n’a pourtant jamais vu
le jour des suites de l’absence de subventions. Ces dernières devaient pourtant permettre aux quatre
pêcheurs de débuter l’activité et d’embaucher rapidement cinq autres pêcheurs. J-L Berfeuil
témoigne (Annexe M10):
« L’AREP nous a donné un sérieux coup de main pour monter le dossier. Quand on voit qu’on est
toujours sans réponse des collectivités [concernant les demandes de subventions], ça laisse perplexe. Je
côtoie de nombreux pêcheurs et quand ils voient comment ça se passe pour mon projet, ils n’y croient plus.
Moi j’y crois encore un petit peu. J’attends. »
A l’inverse, le projet des « Jardiniers du lagon » voit officiellement le jour avec la création de
l’association le 14 août 2003. Composée de 8 bénévoles, l’association vit grâce aux subventions de
l’Etat et des collectivités avoisinant environ 80 000€ par an. Les 4 pêcheurs impliqués dans l’aventure,
tous issus de Saint-Leu, doivent rapidement être recrutés par le biais de Contrats Emploi Consolidé
(CEC) dans l’idée d’être, par la suite, pérennisés. Motivés, ceux-ci s’investissent largement dans
l’opération, participant aux expériences de bouturage de corail menées conjointement avec
l’ARVAM, au nettoyage des lagons en partenariat avec l’APMR, aux actions de sensibilisation ou de
réhabilitation des sites endommagés. Ils passent d’ailleurs avec succès plusieurs examens et se
perfectionnent en plongée. Pour A. Lieutaud, cette reconversion était une grande réussite : « C’était
vraiment une valorisation des connaissances du lagon au service d’un enjeu collectif ».
Malgré l’intérêt de la démarche notamment pour la promotion du projet de RNM, les
collectivités n’ont pourtant pas contribué à la faciliter. Selon A. Lieutaud, il a été très difficile de
construire les partenariats avec les municipalités pour qu’elles autorisent les jardiniers du lagon à
intervenir sur les plages et les lagons :
« La commune de Saint-Paul ne voulait pas que les pêcheurs de Saint-Leu viennent chez eux pour faire le
nettoyage. C’est donc le sous-préfet de Saint-Paul qui a tranché en tant que représentant de l'Etat chargé de
la gestion du Domaine Public Maritime »
Pendant trois ans, les 4 pêcheurs saint-leusiens obtiennent effectivement des CEC mais leurs
statuts n’évolueront jamais plus. Las de cette situation précaire, ils réclament, à partir de 2007, le
véritable emploi qu’on leur avait promis. D’autant que la durée légale de leur CEC arrive à terme et
que l’association est donc menacée. Réclamations vaines, ils témoignent :
« On a voulu mettre un terme à notre statut de RMIstes pour obtenir un vrai statut dans la société et
surtout avoir une couverture sociale. Mais avec ce qui nous arrive aujourd’hui, nous pouvons dire que nous
aurions mieux fait de rester à notre place. On n’avait pas les avantages sociaux mais on vivait mieux, sans la
déception actuelle »
Encensée par la presse les premières années, l’expérience se solde finalement par un échec, faute
de moyens et de volonté politique. Selon A. Lieutaud, les collectivités n’ont cessé d’être
frileuses quant aux projets de réinsertion, alors qu’elles étaient les plus demandeuses au départ. En
outre, les partenaires chargés de proposer des tâches aux jardiniers du lagon n’ont, selon cette
dernière, également pas joué le jeu d’un projet collectif dans la durée. Cette attitude serait liée à
143
l’angoisse de mal faire, de prendre les mauvaises décisions concernant un problème aussi sensible que
celui des pêcheurs à pied :
« En se mettant autant sur le devant de la scène [par le biais de la presse notamment], les pêcheurs
ont beaucoup cristallisé l’angoisse au niveau des élus qui se sont dit « l’insertion c’est un foyer à problèmes,
on y va prudemment ». On n’a jamais eu de soutien des élus sur l’insertion ».
L’association des Jardiniers du lagon est dissoute dans le courant de l’année 2007. Les quatre
pêcheurs estiment avoir été floués. L’un d’entre eux rejoint tout de même le groupe des écogardes
de l’APMR. Les autres, tous pères de famille, ont repris leurs activités illégales de pêche tout en
survivant grâce aux Assedics. Ils rejettent en bloc la RNM et les institutions la concernant, à la
hauteur de la trahison qu’ils estiment avoir subie.
En plus de la médiation de l’AREP, le volet insertion des pêcheurs avait suscité une vague d’espoir
participant à l’atténuation des conflits avec les associations de pêcheurs durant les années 2002 et
2003. Pour autant, l’échec d’initiatives clés telle que celle des jardiniers du lagon a
largement joué en la défaveur de l’acceptation de la RNM et de la confiance envers les
instances de gouvernance du projet.
2.3 La réglementation de la pêche aux capucins : la saga des
arrêtés
Malgré la diminution des tensions à l’égard du projet de RNM grâce à une médiation relativement
bien menée et au projet d’insertion, le mécontentement des associations de pêcheurs traditionnels
représentées par la Coordination des associations est constant. A mesure que les années passent et
que la gouvernance du projet pèche au détriment d’initiatives pourtant prometteuses, le blocage
s’intensifie et se cristallise autour de la réglementation de la pêche aux capucins, entraînant
progressivement d’autres acteurs dans la controverse.
Après une année de test en 1999, le nouvel administrateur des Affaires Maritimes annonce que le
système de cartes d’autorisations individuelles pour la pratique de la pêche aux capucins est illégal et
qu’il ne sera pas reconduit pour l’année 2000. Un arrêté de renouvellement est pourtant pris fin
1999 dans une relative discrétion et sans concertation, méthode très décriée par les associations de
pêcheurs traditionnels dont la concurrence ne cesse d’augmenter et n’arrange pas le climat tendu.
Ainsi est-il prévu que la pêche aux capucins soit ouverte de janvier à avril, avec des périodes
alternées de fermeture et d’ouverture en fonction de la lune montante. Selon les pêcheurs, cette
réglementation n’est pas adaptée au capucin qui n’est pas présent en permanence dans les eaux du
lagon. Ils réclament l’ouverture de la saison de février à fin avril, sans interruption et le justifient par
le fait que l’alternance de périodes d’ouverture et de fermeture complexifie les règles d’accès à la
mer et pousse les gens à se mettre hors la loi.
La Coordination des associations de pêcheurs traditionnels engage alors un dialogue conflictuel
avec la sous-préfecture de Saint-Paul. Elle conteste les périodes, les engins, la qualité du suivi
scientifique, la demande de reconduction des cartes et dénonce le manque de concertation autour
d’une réglementation pérenne de la pêche à pied dans les lagons. En parallèle, dans un courrier du 28
janvier 2000 adressé au Préfet, le CRPMEM retranscrit les ressentis des pêcheurs professionnels
pratiquant la pêche à pied. Ceux-ci dénoncent les conditions de la concertation au cours de
laquelle ils estiment n’avoir pas pu s’exprimer, « toute argumentation risquant de faire l’objet de
représailles de la part des pêcheurs traditionnels ». En découle un sentiment de frustration renforcé par
l’impression d’une « libéralisation totale de la pêche dans les lagons » au détriment des démarches de
protection du milieu « auxquelles ils ont toujours largement participé ». Leur positionnement s’oppose à
certaines revendications des pêcheurs à pied comme celle d’ouvrir la pêche aux capucins dès le mois
de janvier, traduisant ainsi un conflit d’intérêt entre ces deux types d’usagers. Ils rappellent ainsi que
les pêcheurs professionnels ont accepté de se légaliser en payant leurs cotisations et qu’ils ne
144
trouvent donc pas normal de se retrouver sur le même pied d’égalité que des pêcheurs qui n’ont pas
voulu suivre la même démarche ou qui ne pratiquent leur activité qu’à titre de loisir.
Durant l’année 2000, les pêcheurs à pied collaborent peu aux suivis scientifiques de la pêche aux
capucins, condition pourtant nécessaire à l’obtention d’une carte de pêche. Mais les méthodes de
comptage et d’évaluation mises en place par les scientifiques permettent de fournir une estimation
répondant en partie aux objectifs du suivi. Les résultats sont accablants. Malgré une année de pêche
reconnue comme très mauvaise et une fiabilité discutable des données servant au suivi, ceux-ci sont
tout de même diffusés par voie de presse. L’évènement provoque un tollé chez les pêcheurs qui
s’insurgent contre l’instrumentalisation de ces résultats, qu’ils jugent massivement contestables, pour
renforcer la stigmatisation dont ils sont victimes. Le sous-préfet choisit malgré tout de reconduire
l’arrêté en 2001, puis en 2002, en interdisant clairement la fréquentation à pied des zones
coralliennes. Ces arrêtés sont à nouveau très largement contestés, en particulier parce qu’ils
morcellent un peu plus l’espace des autorisations ou des interdictions.
Un autre acteur rentre alors dans la controverse. Il s’agit de D. Dérand, représentant local de la
fondation Brigitte Bardot qui, au nom de l’association France Nature Environnement (FNE), saisit le
tribunal administratif pour contester la légalité de l’arrêté préfectoral réglementant la
pêche dans la réserve, notamment celle aux capucins. Ainsi l’arrêté de 2002 est-il annulé au titre
de l’incompétence du préfet à prendre ce type d’actes en l’absence d’arrêtés ministériels l’y
autorisant. D. Dérand s’explique dans un article du JIR datant du 11 février 2001 (Annexe M11) :
« (…) le préfet n’a pas compétence pour créer un régime d’autorisations de pêche dans les eaux
territoriales de La Réunion, ni de fixer le nombre d’autorisations susceptibles d’être délivrées. Il n’a pas
compétence non plus pour délivrer lesdites autorisations et fixer les quotas de capture par espèces ou
groupes d’espèces. »
L’objectif du représentant associatif est de démontrer qu’aucun moyen réel n’est mis en oeuvre
pour faire respecter ces arrêtés et de demander indirectement au préfet de prendre une
réglementation plus stricte afin d’éviter le pillage du lagon. Les retombées de cette action en justice
sont à l’opposé. L’annulation des arrêtés provoque un vide juridique engendrant une véritable ruée
dans le lagon décriée par le président du CRPMEM dans un article du 18 février 2003 (Annexe
M12) :
« Des pêcheurs irresponsables n’ont pas hésité à prélever des poissons en des quantités exagérées et
souvent à l’aide de moyens prohibés. Il y a eu un véritable pillage lagonaire. »
Malgré les conséquences désastreuses de l’annulation des arrêtés, D. Dérand réitère sa
démarche et fait annuler l’arrêté de 2003. Pour ne pas renouveler cette fâcheuse expérience, la
DIREN, le CRPMEM, les Affaires Maritimes et le Préfet s’empressent donc d’entériner deux
nouveaux arrêtés préfectoraux, non contestables. Le premier réglemente l’exercice de la pêche
maritime et côtière dans les eaux réunionnaises et permet d’instituer la légitimité du Préfet à
réglementer les usages au sein du Domaine Public Maritime (DPM). Le second, découlant du premier,
concerne plus directement la pêche dans le lagon. Il réglemente la pêche dite traditionnelle exercée à
titre professionnel dans la réserve et vise le capucin ou encore la pêche au crabe au casier (Annexe
M12).
La signature de ces deux arrêtés est accueillie avec joie et soulagement par les pêcheurs
professionnels qui y voient « le retour du plein droit dans le lagon » ainsi que par les pêcheurs à pied qui
se félicitent qu’une réglementation pérenne soit enfin instaurée après plusieurs mois de vide
juridique. La Coordination des associations de pêcheurs traditionnels accueille également
favorablement l’abandon du système par quinzaine qui réglementait la pêche aux capucins dans les
textes des précédents arrêtés et se réjouit de la reconnaissance officielle de la pêche traditionnelle.
Pour autant, le vide juridique, ponctuel cette fois-ci, existant entre l’annulation de l’arrêté le 31
décembre 2002 et la signature des nouveaux arrêtés mi février 2003, provoque à nouveau une ruée
dans le lagon. De même, lorsque fin 2003 la presse annonce que la FNE entend à nouveau contester
145
l’arrêté pour l’année 2004, le phénomène se reproduit. B. Cauvin, responsable des écogardes de
l’APMR à l’époque, témoigne de la situation dans un article du Quotidien daté du 29 novembre 2003
(Annexe M13) :
« Le 31 décembre 2002, les arrêtés avaient été annulés par le tribunal administratif et, le jour même, on
avait retrouvé des trémails [filets] dans la passe et des dizaines de plongeurs se sont mis à pêcher dans le
lagon. N’y ayant plus de réglementation, il n’y avait plus de braconnage et nous ne pouvions que regarder le
carnage sans rien pouvoir faire. Les choses s’étaient calmées en février 2003 avec la publication de nouveaux
arrêtés réglementant la pêche. Mais apparemment, ça recommence et on retrouve une nouvelle fois des filets
dans le lagon le jour même où la presse annonce le nouveau recours de France Nature Environnement. Soit
le hasard fait bien les choses, soit il y a des gens extrêmement bien renseignés. »
Ainsi, même s’il n’existe plus de vide juridique, la confusion dans les esprits persiste et ce sont
des années de sensibilisation sur le terrain pour encourager le changement des mentalités, qui
partent en fumée. Cette controverse est d’autant plus dure à supporter pour l’APMR et les autorités
qu’elle est assénée par une association qui se targue de préserver l’environnement. Pour
l’APMR c’est « un coup de poignard dans le dos » (Annexe M13) tandis que pour le CRPMEM
« l’association FNE a contribué à la destruction des ressources récifales et a fait preuve d’une totale
irresponsabilité » (Annexe M12).
L’histoire de la réglementation de la pêche aux capucins révèle donc également d’importants
dysfonctionnements en termes de gouvernance. L’originalité de la situation réside dans le fait que ces
derniers sont engendrés par un acteur qui, logiquement et aux vues des conséquences de la première
annulation des arrêtés, aurait mieux fait de se taire. Pour autant, cette polémique a sans doute
contribué à accélérer l’élaboration d’une réglementation pérenne de la pêche aux
capucins, tenant compte des revendications des pêcheurs et ainsi, à participer à l’amélioration de
l’acceptation sociale du projet de RNM par ces derniers.
Il faut également rappeler que malgré l’échec de certains projets de réinsertion des pêcheurs, la
période 2000-2003 se déroule sous le signe de la médiation, des échanges et du dialogue entre les
différents acteurs. Bien qu’il persiste toujours quelques mécontents, notamment au CPT qui,
rappelons le, ne représente qu’une partie des pêcheurs à pied, cette phase de concertation reste
dans l’ensemble un succès. La Figure 4-2 propose une schématisation chronologique des évènements
ayant rythmé cette période.
Figure 4-2 : Frise chronologique de la période de concertation en amont de la RNM (2000-
2003)
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3. 2004-2007 : L’histoire douloureuse de la signature finale
du décret de la RNM de La Réunion
Dans la continuité de la médiation menée par l’AREP, la phase de validation du projet de décret
s’ouvre dès 2004. Le consensus n’ayant pas été obtenu, l’option est prise d’avoir recours à un groupe
de trois Sages, neutres, pour arbitrer les décisions finales. La procédure de validation n’est pourtant
pas si simple et le rapport des Sages réveillent de nombreux conflits avec l’ensemble des usagers qui
freinent la validation finale de la RNM. D’importants bouleversements dans la gouvernance du projet
viennent se greffer à ces conflits et ralentissent d’autant plus la prise de décision. Au final, il aura fallu
plus de 3 ans pour que le projet de RNM voie effectivement le jour.
3.1 Trois Sages pour arbitrer et finaliser le projet de décret
A l’issu de la médiation de l’AREP, il revient au comité de pilotage du projet de RNM de statuer
sur la réglementation et le zonage à inscrire dans le futur décret. Pour ce faire, le préfet de l’époque,
M. Friederici, nomme en juin 2003 un « Conseil des Sages » chargé d’arbitrer cette décision en
consultant à nouveau l’ensemble des acteurs. Il répond, par ce biais, à une ancienne demande du
CPT, suggérée en novembre 1999.
Cet organe se veut neutre et impartial. Il est composé de trois personnalités reconnues
localement : Jean Coudray, scientifique à la retraite, Armand Pothin, commissaire enquêteur et Yvon
Lucas, retraité de la gendarmerie très impliqué dans les causes collectives, notamment celle des
pêcheurs, et ancien secrétaire de l’association Action Ouest présidée par E. Gence. Leur mission est
précisée dans une note émanant du Préfet, datée du 11 juin 2003 : « (…) la concertation n’a pas permis
à ce jour de dégager un consensus sur le contenu de la réserve : quel zonage retenir ? Quelle réglementation
appliquer à l’intérieur de chaque zone ? Quelles mesures d’accompagnement ? (…) Les services de 1’Etat ont
donc décidé de missionner un groupe de trois « sages » (…) Le but poursuivi est celui de la recherche du
meilleur compromis, valorisant au mieux l’intérêt général. (…) ce groupe devra : 1. synthétiser les
propositions de zonage et de réglementation issues de la concertation de terrain, 2. produire un, au
maximum deux propositions de scénarios argumentés, présentant leurs avantages et inconvénients
respectifs ».
Pendant trois mois, les Sages rencontrent donc les principaux acteurs : élus (maires de Saint-