http://poupin.joseph.free.fr/pdf/poupin-2008-decapodes-reunion.pdf
http://horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/ed-09-10/010050352.pdf
FRANCISCO NORONHA
Quel est le mystérieux N. représenté par environ cent noms scientifiques dans l’index de Bory ? J’ai pensé à Francisco Noronha ou Norona (1748-1788), contemporain de Bory et aussi oublié que Commerson. On ne trouve rien à son sujet dans les dictionnaires même espagnols. Wikipedia précise : «Francisco Noronha (aussi appelé Francisco Norona) (1748-1787) fut un botaniste. L’abréviation standard Noronha doit être utilisée pour indiquer cette personne dans un nom botanique». La norme aurait-elle changé depuis Bory ?
La correspondance de Nicolas Céré (1718-1789) qui prit la charge du Jardin des Pamplemousses trois ans après le départ de Poivre, soit en 1775, mentionne que Noronha, botaniste espagnol, a rapporté des plantes nouvelles de Madagascar (Archives de la société Royale des Arts et Sciences de l’Île Maurice) ce qui confirme mon hypothèse. Noronha a récolté dans la région des plantes qui ont pu être retrouvées par Bory de Saint Vincent. J. Macé, dans une lettre du 23 octobre 1793 écrite à l’Ile de France, raconte : « Je vais encore, mon cher Millin, vous entretenir d’un autre grand botaniste, mort ici, en 1788. Probablement vous ne le connaissez pas. Son nom est Norona, né en Espagne, d’une famille distinguée ; son père l’avait envoyé faire ses études à l’Université d’Oxford puis d’Edimbourg, où il avait étudié la botanique et la médecine en prenant ses grades Doct. nud ca. De retour en sa patrie, il avait obtenu du gouvernement espagnol, un brevet de médecine naturaliste pour les Philippines, avec 2000 piastres de pension par an et tous les frais de ses excursions et voyages payés. Il reste deux ans aux Philippines, y fait une belle collection de plantes qu’il est obligé d’y laisser pour se soustraire aux fureurs insensées des inquisiteurs espagnols, qui voulaient le pendre parce qu’il n’avait pas les mêmes principes de religion qu’eux. Il avait été élevé en Angleterre. Pendant son séjour à Manille, il avait fait deux mémoires sur l’agriculture et sur les moyens de tirer un parti avantageux de plusieurs arbres, arbrisseaux et plantes de Manille ; un autre sur le Musa paradisiaca [en fait chanvre de Manille, Musa textilis] ; il en avait fait faire de la toile, une chemise et des manchettes pour lui. Il avait reçu une médaille pour prix de ces mémoires-là. Il est obligé de s’embarquer incognito avec une petite malle, sur un vaisseau hollandais. Il se rend à Batavia ; Mr Rademaker, consul à Batavia, s’intéresse à Norona, le reçoit chez lui, lui donne un peintre, de l’argent et des lettres de recommandations pour le gouverneur hollandais et préposé de l’île de Java. Pendant plus de deux ans, ce naturaliste s’occupe à faire la flore de Java. Son peintre lui dessine 400 plantes nouvelles, soit espèces ou genres nouveaux. 23 ou 24 oiseaux nouveaux ainsi que beaucoup d’autres choses. De cette grande île, il se rend à Batavia avec sa collection. Là, il a la douleur d’apprendre la mort tragique de son protecteur Mr Rademaker qui avait été assassiné lâchement par des chinois sur un vaisseau de la compagnie hollandaise. Le gouverneur général de Batavia et les autres consuls ont été soupçonnés et accusés d’avoir formé le complot de faire périr Mr Rademaker parce qu’ils savaient qu’il allait informer la Compagnie sur les abus de l’administration de Batavia. Le gouverneur de Batavia se fait un devoir de tourmenter Norona, parce qu’il avait été protégé par Rademaker. Il est obligé de quitter Batavia. Espérant trouver la tranquillité chez les Français, il s’embarque avec la plus grande partie de sa collection sur un vaisseau français en partance pour l’île de France. Arrivé ici, il fait les visites d’usage, ensuite il va voir le jardin des plantes de Mr Céré, qui le reçoit assez bien, lui propose quelque temps après son arrivée, d’employer son crédit auprès de l’Intendant pour lui faciliter les moyens de passer à Madagascar, puisqu’il désirait visiter cette île. Après quelques mois de séjour au port, il s’embarque sur un vaisseau de l’Etat, il se rend à Madagascar. Il fait une collection de plantes, il étudie pendant six mois la langue malgache ; il en fait une grammaire raisonnée. Bientôt la fièvre le force à quitter ses travaux. Il est malade. Il reçoit quelques secours de résidents français à Madagascar. Il est obligé de quitter l’île. Il se rend sur un autre vaisseau de l’état et arrive malade à l’île de France. Espérant que l’air de la campagne lui ferait du bien, il se rend chez Mr Céré, qui lui permet de se loger dans une des chambres de la maison que Mr Poivre s’était faite au milieu du jardin des plantes. Norona y fait porter toutes ses collections d’histoire naturelle, malgré ses fièvres qui le fatiguaient. Il se livre à l’étude, il achève de mettre la dernière main à ses manuscrits et les rédige tous. Mais un travail forcé continuel augmente ses fièvres et les obstructions qui en sont toujours les effets. Un jour, il dit à M. Céré : « Monsieur, comme il est possible que je succombe à cette maladie, je suis dans l’intention de vous remettre toute ma collection d’histoire naturelle et mes manuscrits aux conditions que vous ferez passer le tout à l’Académie des Sciences avec mon testament par lequel je prierai cette Académie de faire imprimer mes manuscrits tels que je les ai rédigés, sans qu’il soit permis d’y faire aucun changement, telle est ma dernière volonté. » Ses obstructions augmentent de plus en plus. Il devient triste et mélancolique. Il manque de moyens pour se procurer des petites douceurs qui auraient pu lui rendre la vie plus supportable, il ne pouvait marcher que le corps plié du côté droit. Le foie était déjà adhérent, élaplexe, il y avait suppuration. Les dames de Céré se moquaient de lui, de son allure, lui disant qu’il avait autant de caprices que s’il avait été une jolie femme. Etc., etc. Que ces femmes-là me laissent donc mourir tranquillement, se disait-il quelques fois. Sur ces entrefaites, Mr Céré demanda à Norona, ce qu’il pensait de son mémoire sur le poivrier. Mémoire que M. Céré avait fait pour l’envoyer à l’Académie. Norona qui avait lu son mémoire avec attention, lui dit : « Monsieur Céré, n’envoyez jamais ce barbouillage à l’Académie, il n’y a pas le sens commun. Quand un homme a la fantaisie de vouloir envoyer un mémoire quelconque à une Académie, qu’il apprenne donc avant à les faire. » Cette réponse franche free and impolite déconcerta M. Céré et humilia son amour propre et il en a une très grande dose, comme tous les sots. Aussitôt M. Céré emporta ses plaintes à sa femme qui dit à son mari que son honneur était compromis, qu’il fallait aussitôt chasser l’insolent. Norona était déjà devenu, pour la plupart des personnes de cette maison la BETE NOIRE, aussitôt M. Céré envoya un de ses esclaves à Norona et lui signifia de sortir dans le jour du jardin des plantes, autrement il lui ferait jeter dehors ses livres et effets et lui-même. Le pauvre malheureux Norona ne peut pas le croire. Le même ordre lui est réitéré. Stadtmann, qui était encore dans la misère, quoique commençant à faire la médecine dans la maison de M. Céré, vole auprès de Norona, le console un peu ; lui donne 15 piastres, c’était tout ce qu’il possédait alors, le fait porter dans une petite auberge près de Pamplemousse, au côté du jardin, lui donne tous les secours qu’il peut ; Charpentier de Cossigny, ingénieur ici, le fait transporter chez le chirurgien Fabre (qui est actuellement en France). Est-ce sentiments d’humanité et de pitié ou le désir de se faire payer des effets et de la collection de Norona ? So much is the great scruting at heart of men ! Il ne le connaissait que de nom et ne l’avait jamais visité. Le lendemain de son arrivée ici, le chirurgien Fabre détermine Norona, contre le sentiment de Stadtmann, à se laisser opérer. Au 3ème jour, Stadtmann va revoir Norona, lui dit qu’il voyait avec plaisir le terme de ses souffrances arriver. «Je vous recommande, mon cher Stadtmann, lui dit-il, d’envoyer ma collection, mes manuscrits soit à l’Académie des Sciences de Paris, soit à l’Académie que vous jugerez le plus convenable. Je veux que mes manuscrits soient imprimés, tels qu’ils sont rédigés. Si j’avais vécu, je les aurais fait faire imprimer, soit à Madrid, soit à Londres, ma patrie a des droits sur moi, mais l’Angleterre qui m’a donné les premiers principes des sciences et de l’histoire naturelle et des langues, n’a –t-elle pas aussi de grands droits à ma reconnaissance ? » Le surlendemain Stadtmann se rend au port pour voir son ami ; il le trouve sans vie. Il voit sur ses papiers, son testament par lequel il le faisait son légataire universel, lui donnant ses livres et ses effets. Stadtmann replace ce testament sur ses papiers et sort pénétré de douleur de la perte de son ami. M. de Cossigny lui fait donner sépulture, puis s’empare de tous les papiers, manuscrits, dessins, livres et effets de Norona. Stadtmann se présente chez M. de Cossigny, lui dit qu’il ne peut ignorer que son ami Norona l’a fait son légataire universel. Je l’ignore, répond Cossigny, il n’y a point de testament, tous ses effets m’appartiennent, j’ai payé sa sépulture, son enterrement et les noirs qui l’ont apporté ici. D’ailleurs voulez-vous payer ce qu’il doit au gouvernement, pour son passage à Madagascar et les frais que sa maladie a occasionnés aux résidents de Madagascar ? On le menace que s’il persiste dans sa demande, le gouvernement saura prendre des moyens pour l’en faire désister. Abjo funest. Stadtmann se trouvant presque sans argent, ni soutenu de personne, est forcé de gémir dans le silence, de cette petite galanterie de M. Charpentier de Cossigny qui le menaçait de le faire embarquer pour l’Europe. Cet homme qui a détourné les noirs de l’Etat pour embellir son habitation de Palma et s’enrichir, possède aujourd’hui les manuscrits et dessins de Norona. Stadtmanna vu un jour ses enfants jouer avec ces beaux dessins de plantes et les déchirer. Norona possédait parfaitement bien les langues espagnole, italienne, portugaise, anglaise, allemande, hollandaise, malaise, maure, arabe et grecque, s’exprimait dans ces langues avec une facilité surprenante. La connaissance des langues lui avait singulièrement facilité le travail d’une grammaire de la langue des peuples de Madagascar. Il avait fait voir le manuscrit de cette grammaire à Stadtmann. »
Les manuscrits de Noronha sont en partie conservés à la bibliothèque centrale du Muséum de Paris avec 108 planches de plantes de Java. 112 planches sont au British Museum à Londres et 11 planches sont à Berlin. Ses herbiers sont maintenant à Genève. Je pensais à travers ce travail réhabiliter ce botaniste, oublié malgré une vie très romanesque. Il n’en est rien : j’ai appris que ce N. signifie en réalité « nobis » ce qui est le datif de « nos », nous en latin donc « par nous » pour Bory de Saint Vincent, en attendant que ses échantillons soient étudiés par les spécialistes des genres ! J’aurais pu m’en douter : aucun nom d’espèce n’avait pour auteur Bory, alors qu’aujourd’hui 113 types de Bory sont répertoriés dans l’index de Kiew.
Nicole CRESTEY, Extrait de la conférence donnée aux Amis de l'Université